Women directors V

 

☼ Mai Zetterling (1925-1994)

 

  • Née à Västeras en Suède, un 24 mai 1925, Mai Zetterling se destina dès sa prime adolescence à la carrière artistique. Elle débuta au Théâtre des Enfants de Stockholm dans une pièce de Pär Lagerkvist. Elle n’avait que quinze ans.  Elle s’engagea alors dans l’apprentissage de son métier au Théâtre Royal de la même ville. Elle apparaît à l’écran, au début des années quarante, dans un rôle mineur pour Gunnar Olsson (Lasse-Maja). Mais, c’est un film d’Alf Sjöberg (Tourments, 1944), écrit par Ingmar Bergman, qui la lance et retient, en particulier, l’attention du réalisateur britannique Basil Dearden. Elle y incarne une jeune femme d’origine modeste dont s’éprend un apprenti-violoniste Widgren (Alf Kjellin). Tous deux souffrent semblablement de la tyrannie d’un homme. « Tourments s'accordait à la nouvelle atmosphère qui prévalait en Suède vers la fin de la guerre. [...] Victor Sjöström, le plus grand réalisateur suédois, aimait bien ce scénario qui racontait l'histoire d'un enseignant qui impose un effort mental inhumain à ses élèves dans une école supérieure de Stockholm. Stig Järrel développa le personnage sadique et fou qu'il avait déjà ébauché dans Flammes dans l'obscurité d'Hasse Ekman (1942), tandis qu’Alf Kjellin et Mai Zetterling émergeaient les premiers d'une nouvelle vague de vedettes populaires dans le cinéma suédois. Sjöberg met l'accent sur le parallèle entre la tyrannie exercée par le professeur surnommé Caligula et le terrible régime encore au pouvoir en Allemagne. L'enseignant porte des lunettes qui ressemblent à celles d'Himmler et lit le Dagposten, un journal suédois plutôt favorable aux nazis. De cette chrysalide naîtra également la vision de la société exposée par Ingmar Bergman, dans laquelle la salle de classe et la sinistre table familiale constituent un microcosme exemplaire de l'enfer sur terre », note Peter Cowie, historien du cinéma scandinave. Basil Dearden aimera la prestation de Mai Zetterling et la retiendra pour incarner Frieda dans le film du même nom sorti en 1947. Mai est une jeune allemande qui sauve un aviateur britannique prisonnier de guerre durant la Seconde Guerre mondiale. Ils tombent amoureux l’un de l’autre. Lorsqu’ils se rendent en Angleterre, tout se passe bien jusqu’au moment où le frère de Frieda la rejoint… Ce dernier n’a en effet rien renié de ses convictions nationales-socialistes. Un an auparavant, toujours aux côtés d’Alf Kjellin, Mai Zetterling était Iris, une soubrette dont s’éprenait un bel officier de riche famille. Le lieutenant renonçait à ses privilèges et à une carrière militaire prometteuse pour vivre avec elle. Un récit qui rappelle beaucoup l’Elvira Madigan postérieur (1967) du compatriote suédois Bo Widerberg. Notons ce qu’écrit encore Peter Cowie : « En Suède, la famille aisée constituait dans certains films des années 1930, malgré tous ses défauts, un refuge confortable contre les iniquités du monde extérieur. En revanche, dans TourmentsIris et le cœur du lieutenant et dans un nombre croissant de films des années 1940, la famille était désormais considérée comme une source d'amertume et de désaccord, comme un obstacle sur le chemin d'une génération désireuse de liberté psychologique et sociale ». Puis, il ajoute : « L'histoire d'amour entre Robert et Iris  [...] contient une nostalgie particulière, de la même façon que l'idylle malheureuse dans le film de David LeanBrève rencontre, tourné l'année précédente. Après avoir passé la soirée au cinéma, Iris et Robert s'arrêtent sur un pont dans l'obscurité. Pendant que la jeune femme scrute au-delà des rails, un navire avance sans faire de bruit sur les eaux étincelantes du port de Stockholm. Cette scène évoque ce désir de fuite typique du tempérament scandinave. » Ingmar Bergman l’engage en 1948 pour Musique dans les ténèbres, son quatrième long métrage. C’est symptomatique :  Mai interprète, une fois encore, le rôle d’une jeune femme aux origines modestes – elle l’était elle-même -, une ouvrière qui redonne le goût de vivre à Bengt (Birger Malmsten), un soldat ayant perdu la vue au cours d’un malheureux exercice de tir. Délaissé par sa fiancée, Bengt abandonne sa passion pour la musique. Ingrid (Mai Zetterling) lui insuffle la force nécessaire pour rejouer du piano. La conclusion du film est moins heureuse, mais une chose est certaine : à travers ces premières incarnations, on tient bien des caractères propres à la personnalité de Mai Zetterling : sa farouche opposition au bellicisme, son idéal d’amour libre et le rejet des préjugés sociaux. Ces aspirations expliquent grandement pourquoi Mai Zetterling, un jour ou l’autre, passera derrière la caméra.
  • Dans l'attente, elle retourne en Grande-Bretagne à seule fin d'apprendre, de prendre la mesure des impératifs liés aux métiers du cinéma, d'élargir son horizon. En tant qu'actrice, elle apparaît dans plus d'une vingtaine de films et le plus souvent en tête d'affiche. Il n'est, à l'heure présente, guère facile d'en parler. Beaucoup ont été oubliés ou négligés. On note, par exemple, qu'elle joue en 1951 aux côtés de Dirk Bogarde et Fay Compton dans Blackmailed du Français Marc Allégret. Plus intéressant encore, elle travaille à deux reprises, avec Muriel Box (1905-1991), une des rares réalisatrices de ce temps-là. Le festival Lumière lui a consacré une rétrospective, il y a quelques années de cela, comme il le fera pour Mai Zetterling en 2022. The Lost People (Le Rideau se lève) est co-réalisé avec Bernard Knowles. Le film décrit un drame de l'après-guerre : des soldats de l'armée britannique sont chargés de gérer un groupe de réfugiés venus de tous les pays d'Europe. L'action se déroule à l'intérieur d'un théâtre, d'où le titre français. Mai est une jeune femme qui s'amourache d'un homme originaire d'un autre pays qu'elle. Or, ces personnes déplacées, après s'être rassemblées contre le nazisme, renouent avec leurs vieilles inimitiés : Serbes contre les Croates, Polonais contre Russes, et tout le monde contre les Juifs... Les Britanniques sont très rapidement dépassés par les évènements. The Truth About Women (La Vérité sur les femmes) [1957], sorti en France en 1961, est une sorte de fable sur les relations amoureuses malheureuses. Un vieux sage, incarné par Laurence Harvey, invite son gendre à faire la part des choses. À cette fin, il lui raconte de nombreuses histoires d'amantes perdues et parfois retrouvées. Mai Zetterling en est une aux côtés de Julie Harris, Diane Cilento et Eva Gabor. 
  • Mai Zetterling devient réalisatrice au début des années 1960 avec quatre documentaires pour la BBC. Puis elle réalise une première fiction de courte durée (14 minutes), The War Game, filmé par Chris Menges (Un monde à part, 1988)Ce film sans paroles, au caractère allégorique, recevra le Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1963. Deux garçons se disputent la possession d'un pistolet-jouet dans un building d'une cité périphérique. L'un des adolescents en porte déjà deux à ses hanches. Ils gravissent les étages de l'immeuble jusqu'au toit. Là, la caméra ne cesse de modifier les angles de vue à une vitesse effrénée. Les deux enfants se retrouvent l'un en face de l'autre. La caméra filme en plongée la circulation de la rue en bas. Sensation de vertige et d'angoisse. Les garçons se regardent avec un sourire teinté de cruauté. Le blond fait tomber son arme, le brun cherche à s'en emparer. Le film s'interrompt brutalement précipitant le spectateur dans l'anxiété d'une conclusion indéterminée. La parabole est évidente : la conférence sur le désarmement, après ajournement, est entamée à Genève à la mi-mars. Mais, la planète demeure sous tension puisqu'il y aura, à l'automne, l'affaire des missiles à Cuba. Mai Zetterling formule, dans un rythme impétueux, son credo pacifiste. 
  • Ce n'est donc pas une surprise si le Festival de Cannes 1965 présente, en sélection officielle, Les Amoureux (Älskande Par), le premier long métrage d'une jeune réalisatrice suédoise nommée Mai Zetterling. Le sujet du film s'inspire de l'œuvre romanesque d'Agnes von Krusenstjerna, une immense prosatrice suédoise non traduite en français, et, par conséquent, totalement inconnue chez nous et que Mai admirait beaucoup. L'action se déroule dans une clinique de Stockholm et plus précisément dans une salle d'accouchement. Des femmes en sont évidemment les personnages essentiels (Harriet Andersson, Gunnel Lindblom, Gio Petré) ... Et le film rappelle forcément celui d'Ingmar Bergman (Au seuil de la vie) datant de 1958. Par ailleurs, on retrouve au générique, Harriet Andersson et Eva Dahlbeck. L'opérateur est Sven Nykvist, directeur de la photographie attitré de Bergman. Les similitudes s'arrêteront là. Car, ici, le ton est moins à l'extériorisation d'une angoisse ou d'une souffrance résignée qu'à l'inventaire désenchanté d'une existence privée d'amour et de liberté. L'époque n'est pas la même non plus puisque nous nous situons en 1915, en plein conflit mondial. Selon Peter Cowie, les films de la réalisatrice ont, pour la plupart, comme élément déterminant la frustration. « Les personnages de Zetterling ne souffrent pas uniquement de leur frustration sociale mais aussi de leur frustration sexuelle. [...] Les femmes sont unies par un identique mépris et un dégoût tout aussi communément partagé pour les hommes de leur entourage. Dans Les Amoureux, toutefois, le rythme visuel et la qualité des interprétations transmet cette répugnance [...] en termes agréables et incisifs. » Dans cette adaptation très personnelle des romans d'Agnes von Krusenstjerna, « on dénote un ton corrosif, des dialogues acides et un point de vue polémique et sincèrement féministe dont la réalisatrice ne se départira désormais plus. » Bien qu'issues de milieux différents, les héroïnes affrontent le même fléau, celui de la dictature masculine. Tout y est décortiqué sans méchanceté mais avec une franchise remarquable. Naturellement, tout cela fera grand bruit à Cannes et les humeurs ne seront pas toujours au beau fixe. Cependant, la roue tournera... Et les grincheux d'hier se transformeront, peut-être ou certainement, en convaincus de la dernière heure. À l'heure où le féminisme est devenu une forme de bien-pensance pour certains, il est peut-être utile de rappeler ici que Mai Zetterling ne s'est jamais reconnue sous cette étiquette. Magnifiquement filmé et interprété, Les Amoureux est une des meilleures réussites dans l'opus de la cinéaste. « Film qui vaut, en ce que Mai Zetterling y traite sans chiqué des problèmes vrais ; en ce qu'elle les exprime visuellement avec force et mordant, avec une originalité qui ne cherche pas l'originalité », écrit Stefan Crozet pour Jeune Cinéma d'avril 1966.
  • Ce mois-là précisément, Mai Zetterling accorde un entretien aux Cahiers du cinéma. Elle coupe l'intervieweur pour affirmer clairement ceci : « Rien ne surgit du néant. Il y avait dix ans que je rêvais de devenir réalisatrice mais je n'avais pas assez confiance, et je ne pensais pas avoir assez de force. Être comédienne ne m'a jamais suffi. J'ai toujours pensé que j'avais en moi quelque chose qui me permettrait, non seulement de recréer, mais de créer. Un artiste est quelqu'un qui crée. » C'est, à coup sûr, ce sentiment-là qui motiva des actrices scandinaves comme Liv Ullmann ou Gunnel Lindblom, célèbres pour leurs rôles chez Ingmar Bergman, à passer derrière la caméra. C'est ce sentiment-là qui a poussé de très grandes actrices comme la Japonaise Kinuyo Tanaka, l'égérie de Kenji Mizoguchi, ou l'Américaine Ida Lupino à devenir cinéastes. Désormais, aujourd'hui, un nombre important de comédiennes se transforment ou se sont transformées en réalisatrices. Citons, entre autres, en France : Nicole Garcia, Agnès Jaoui, Julie Delpy, Valérie Donzelli, Mélanie Laurent, Noémie Lvovsky, Valeria Bruni Tedeschi, Hafsia Herzi... Outre le fait que toutes ressentaient l'urgence de montrer, de décrire, de raconter autre chose et autrement que ce que racontaient des hommes certes talentueux, mais souvent inaptes à faire entendre la voix authentique des femmes. On connaît le proverbe : « On est jamais mieux servi que par soi-même. » Avec une clairvoyance salutaire, Mai Zetterling dira encore dix ans plus tard : « Je souhaite qu'il y ait davantage de femmes réalisatrices ! Pourquoi ? Parce que je pense qu'il est nécessaire de faire entendre le point de vue féminin autant que possible dans un medium aussi important [...] Et tant que nous sommes femmes, nous sommes toujours prisonnières d'un monde qui ne nous appartient pas, dont nous ne parlons pas vraiment le langage. Nous devons trouver notre langage à nous, et vite. » (in : Paroles, elles tournent... ! Éditions Des Femmes, 1976)  J'invite les lecteurs à bien analyser, si besoin est, la dernière phrase de Mai Zetterling. Voilà, sans aucun doute, la raison pour laquelle la réalisatrice suédoise refusait qu'on l'enferme dans le féminisme. Mai s'adressait indubitablement à une humanité transformée, une nouvelle humanité.  
  • L'année 1966 est une année qui comptera dans la vie de Mai Zetterling. Tandis que Les Amoureux sort à Paris début mars 1966, au mois de septembre de la même année, son film Jeux de nuit (Nattlek) est, cette fois-là, distribué deux jours après la sortie suédoise et presque en même temps que son roman qu'elle adapte à l'écran. C'est une œuvre très audacieuse. La réalisatrice ne cherchait sûrement pas le scandale. Elle traite avec courage et sans aucune censure de dérèglements d'ordre affectif et sexuel qui peuvent affecter l'individu quelles que soient les règles morales qu'on érige ici ou là. Parfois, ce sont ces règles mêmes qui, appliquées de façon rigide et anachronique, finissent à contrario par déclencher de nouvelles formes de névrose. Jan (Keve Hjelm), jadis amoureux fou de sa mère, Irene (Ingrid Thulin), revient, accompagné de sa fiancée, dans le somptueux château de son enfance : des souvenirs perturbants ressurgissent alors et il lui est impossible de les surmonter. Il voit se dessiner en filigrane, à travers le visage de son amante Mariana (Lena Brundin), l'image de sa mère.  On fera remarquer qu'Ingrid Thulin interprète, à nouveau, une mère dont le fils s'éprend anormalement, comme ce fut le cas dans Agostino de Moravia transposé à l'écran par Mauro Bolognini en 1962. Si dans le film du cinéaste italien, le traumatisme est bien réel, il s'inscrit dans un processus qui paraît plus naturel, plus ordinaire : le fils unique doit défaire l'image irréelle de sa mère. Chez Mai Zetterling, l'expérience du garçon relève du cauchemar : les jeux de nuit ce sont les fêtes licencieuses d'Irene. Jan n'a pas d'autre choix que démolir tout ce qui le reconduit à ce passé insoutenable. Comme il faut s'y attendre, le film présenté à la Mostra de Venise, le 2 septembre 1966, sera projeté à huis clos aux seuls représentants de la presse. Les séquences baroques orgiaques du film sont comparées à celles de Fellini. Et, à partir de là, évidemment, Mai Zetterling ne ferait pas le poids. Des critiques essaient cependant de comprendre l'œuvre de la cinéaste, au-delà des préjugés commodes. Henry Chapier écrit : « [...] Avec Mai Zetterling, le cinéma est d'abord une affaire de peau : si l'on passe le cap de l'épreuve physique ou nerveuse, le retour de la sérénité critique est assuré. » « Je crois, conclut-il, que le film est une très belle œuvre, inégale, parfois tarabiscotée, mais foisonnante de traits de génie. » (Combat, 3 septembre 1966) Pierre Billard met en relief l'alternative proposée par la réalisatrice : « À la manière de ces auteurs progressistes qui, plutôt que de peindre des paradis prolétariens, s'attachent à fustiger les dépravations bourgeoises, Mai Zetterling traque les complexes les plus secrets et tranche d'une caméra acérée les nœuds de vipères des refoulements sexuels les plus intimes. »  (L'Express, septembre 1966)
  • Une réalisation aussi moderne d'esprit que Docteur Glas, inspiré d'un roman épistolaire (« une sorte de journal ») de Hjalmar Söderberg, un des grands écrivains suédois du vingtième siècle, sera rendue pratiquement invisible dans des conditions infiniment paradoxales. Le film de Mai Zetterling aurait dû être projeté au Festival de Cannes 1968. Les grèves et manifestations exceptionnelles de mai-juin 1968 l'en auront empêché, les responsables du Festival se solidarisant avec les étudiants et les travailleurs de l'hexagone. Docteur Glas est l'adaptation d'une des œuvres les plus noires et les plus difficiles de Söderberg. Sorti en 1905, le roman fut sévèrement attaqué par les autorités constituées. Il raconte l'histoire d'un médecin qui prend en sympathie une de ses patientes souffrant d'une vie conjugale insupportable. Helga (Lone Hertz) est l'épouse d'un pasteur étroit d'esprit et violent. La brutalité se traduit plus encore dans les relations sexuelles. Pour décrire la souffrance d'Helga, il nous faudrait comparer son existence à celle d'un viol quasi quotidien. Le Docteur Tyko Gabriel Glas s'éprend insensiblement de la belle jeune femme et sa compassion se transforme progressivement en haine indicible à l'endroit du révérend qui exige qu'on respecte les « droits matrimoniaux ». Pour jouer le rôle du docteur Glas, la réalisatrice avait choisi avec justesse l'excellent Per Oscarsson qui s'était extraordinairement illustré dans le rôle de Pontus pour La Faim (1966) de Henning Carlsen d'après le roman du Norvégien Knut Hamsun. Signalons aussi qu'il y avait eu une adaptation précédente du chef-d'œuvre de Söderberg, celle du compatriote Rune Carlsten, datant de 1942. Quoi qu'il en soit, l'ouvrage de Söderberg, connu en France pour sa pièce de théâtre Gertrud (porté à l'écran par l'immense Carl-Theodor Dreyer), impressionne toujours tant les thèmes qu'il soulève restent profondément actuels : droits des femmes, avortement, suicide, euthanasie, eugénisme. Mai Zetterling n'a pas croisé le fer avec Hjalmar Söderberg pour le simple plaisir. 
  • « Trente secondes de paradis pour trente ans d'enfer », c'est ainsi qu'un personnage masculin résume son rapport aux femmes dans Les Amoureux. Quant aux femmes, elles aussi, elles finissent, à la longue, par éprouver la même lassitude, le même ennui, la même déception. L'incompréhension est à peu près totale. Avec Les Filles (Flickorna), sorti sur les écrans parisiens le 6 juin 1969, les spectateurs découvrent un film enchevêtré, dans lequel le présent côtoie le passé, la fiction la réalité, le théâtre la vie quotidienne. En tournée dans la province suédoise, une troupe interprète Lysistrata d'Aristophane, une comédie grecque antique écrite en 411 avant J.C. et qui met en scène la rébellion des femmes contre la domination masculine. On voit par là que les femmes n'ont jamais accepté naturellement les règles du jeu social imposés de force par les hommes. Aristophane, auteur diablement précurseur, un auteur que mon père ne cessait de me conseiller, décrivit, à de nombreuses reprises, les manifestations de la « révolution » des femmes. Ses œuvres regorgent, en outre, de multiples allusions critiques aux relations amoureuses et sexuelles hommes/femmes. Dans Lysistrata, Aristophane imagine un mot d'ordre formidablement efficace : « Pour arrêter la guerre, refusez-vous à vos maris. » Les femmes ne manqueront pas de s'en servir. Au-delà, on comprendra maintenant un peu mieux les paroles énoncées par Mai Zetterling en 1966 : « nous sommes prisonnières d'un monde qui ne nous appartient pas. »  La réalisatrice actualise bien évidemment son récit. Les comédiennes « bergmaniennes » du film (à cet instant précis, elles se sont totalement émancipées du « Maître d'Uppsala »), Bibi Andersson, Harriet Andersson, Gunnel Lindblom, vivent triplement l'aventure : il y a le film, la pièce d'Aristophane et l'impact qu'ils produisent à l'intérieur du film et hors du film. La réception publique intra et extra est une formidable caisse de résonance qui modernise le propos des Filles et provoque une prise de conscience autant chez les comédiennes que dans le public. Aristophane ne peut vivre au passé. Le film verse alors dans un surréalisme qui éclate pourtant comme une tranche de vérité : voir la séquence délirante où des dizaines de femmes bombardent l'écran de divers projectiles au moment où apparaissent les images de Lyndon Johnson, De Gaulle, Hitler, Nasser... ont un effet réjouissant, y compris pour des hommes qui en ont ras-le-bol de ce genre d'hommes. C'est le pouvoir masculin qui est entièrement vomi, non seulement parce qu'il est exclusivement masculin, mais parce qu'il est dominateur, antidémocratique voire tyrannique. Hélas, les hommes avancent nettement moins vite que la musique... Dire qu'ils progressent à la vitesse des escargots serait déjà très louable pour eux. C'est ne pas rendre compte qu'après avoir fait un léger pas en avant, ils en refont une quantité d'autres en arrière... Les comédiennes de la tournée suédoise éprouvent alors diverses formes de fatigue et de découragement face à un public indifférent et assoupi ; face à une critique masculine insolente souvent, pontifiante toujours. À la limite, il faudrait que ce soit encore les hommes qui théorisent sur la condition des femmes, sous-entendu les femmes ont encore des réactions trop souvent épidermiques et puériles (des gamines, faut-il lire le titre, Les Filles, comme une forme d'ironie ?) Le film de Zetterling est donc un échec. Son propos est jugé simpliste et manichéen. Des années plus tard, le film revient sur les écrans. Les passions se sont tues. L'appréciation ne se résume plus à des parti-pris idéologiques réducteurs. Françoise Oukrate exprime justement ce que sont ces Filles : «  De la poésie tout simplement, mettant à l'épreuve la réalité. Poésie dure, parfois brutale jusque dans le grain de l'image, le contraste, le rythme. Parfaitement adéquate au propos. » (La Revue du cinéma/ Image et Son, septembre 1975)
  • Au lendemain des Filles, Mai Zetterling ne peut guère envisager la mise en chantier de fictions conformes à ses ambitions. Elle reprend du service à la télévision britannique. En 1972, elle est sollicitée pour illustrer Visions of Eight, un documentaire sportif collectif consacré aux Jeux Olympiques de Munich marqué par la prise d'otages d'athlètes de la délégation israélienne par des membres de l'organisation palestinienne Septembre noir. Mai Zetterling réalise le segment sur l'haltérophilie, Le Plus fort. Elle côtoie au générique Milos Forman, Kon Ichikawa, Claude Lelouch, John Schlesinger et Arthur Penn entre autres. 
  • Il faudra attendre le début des années 1980, pour voir réapparaître une fiction LM réalisée par Mai Zetterling. Scrubbers (1982) est une production britannique inspirée d'une histoire écrite par Alexis Lykiard et dont l'esprit serait à rechercher dans une autre fiction très controversée et réalisée par Alan Clarke, Scum (1979). On connaît la double signification du mot scum. Elle revêt une connotation sexuelle indéniable. Situé dans l'univers des maisons de correction pour jeunes voyous, Scum, d'abord envisagé pour le petit écran, fit l'objet d'une interdiction stricte. On en réalisa alors une version pour l'écran. Elle attira en Grande-Bretagne, et, en raison de son caractère choquant, un public fourni. En revanche, le film ne franchit guère les frontières du pays producteur. Il en sera de même pour Scrubbers (littéralement : Épurateurs) de Mai Zetterling. Tourné dans le Surrey, le film met en scène cette fois-là des jeunes femmes détenues dans ce qu'on appelle ici des Borstals, sorte de centres de détention à l'endroit des young offenders (jeunes délinquants). Le synopsis de Scrubbers retient forcément l'attention : on y parle de filles-mères et les rapports lesbiens entre filles y ressortent nettement. Je ne suis pas parvenu à le voir, ne serait-ce qu'en partie. 
  • Trois ans plus tard, Mai Zetterling réalise un projet qui lui tient à cœur depuis toujours : Amorosa ou comment rendre hommage à l'œuvre et la vie d'Agnes von Krusenstjerna (1894-1940), une écrivaine qu'elle n'a jamais cessé de lire et d'admirer. Les Amoureux, son premier long métrage, puise d'ailleurs sa source dans les romans de celle-ci. Les romans d'Agnes von Krusenstjerna, notamment Les Demoiselles von Pahlen (1930-35 ; 7 volumes) et Noblesse pauvre (1935-38 ; 4 volumes) constituent une description dure et profonde de son propre milieu. Elles traduisent remarquablement le contraste, observable dans ce contexte, entre le culte régulier d'une tradition littéraire romantique, souvent un peu fade, et la réalité sociale cruellement conservatrice, puritaine et vidée de tout amour authentique. Mais, ce qu'il faut louer aussi c'est la qualité d'écriture, d'une fluidité confondante et, selon Régis Boyer, spécialiste des cultures scandinaves, la plus raffinée de la littérature suédoise. Au-delà de ces données décisives, ce qu'il faut noter chez l'écrivaine c'est la latitude affichée de ne rien s'interdire d'écrire. Aussi, Madame von Krusenstjerna accouche en un délai relativement court d'une œuvre impressionnante dans laquelle thèmes et motifs sont croisés avec une audace inouïe, notamment celui de la sexualité. La vision est celle d'une âme féminine. Ce qui signifie en clair que ce qu'elle donne à lire et à tenter de comprendre ne peut que constituer une difformité aux yeux de la société, le reflet d'hallucinations imputables à un esprit troublé, puisque dans un univers étroitement machiste, la sexualité de la femme, ses songes et ses fantasmes sont totalement niés. C'est, en partie, ce qui va conduire ses contemporains à voir de la démence quand ce n'est pas de la perversité dans son œuvre, foisonnante d'imagination et de rêves, de rébellions aussi, incroyablement riche de sens et de valeur poétique. Que la révolte, inscrite au cœur de son œuvre, puisse bouillir à ce point et déborder, quoi de plus logique, quand la société refuse de l'agréer comme une saine nécessité. Or, les dépressions nerveuses aiguës de la romancière - elle fut à plusieurs reprises transférée en hôpital psychiatrique - furent, en partie, la conséquence tragique d'un dilemme : je rejette ce que je vis, et, néanmoins, je reproduis inconsciemment ce que je rejette. Et l'écriture paraît alors être une échappée considérable vers un monde de liberté concrètement irréalisable. Il fallait admettre ce qu'Agnes von Krusenstjerna écrivait et surtout l'encourager à écrire toujours. Sa chance fut d'avoir à ses côtés un homme qui l'aimait et croyait en son talent, même s'il n'en comprenait pas trop les excès. Nous voulons parler de son éditeur, David Sprengel, également psychanalyste et journaliste. Agnes von Krusenstjerna était, de surcroît, taraudée par la hantise d'une maladie mentale héréditaire, affection constatable dans les classes où le renouvellement des familles ne s'effectue désormais plus, et qui touche évidemment et, en premier lieu, les milieux de l'aristocratie. On peut alors parler d'une dégénérescence autant physiologique que morale ou politique. Ce qui tourmentait Agnes von Krusenstjerna jusqu'à la rupture de tout entendement historique, c'était l'immobilisme d'une société atteinte de paralysie mentale, esclave d'un mimétisme social incurable. En quoi, et c'est Régis Boyer qui l'écrit, « l'aspect de rupture provocante avec les formes bourgeoises de l'existence (culte de l'aristocratie, foi chrétienne, morale des convenances) la pousse au système et justifie partiellement les rages de ses adversaires. Il était inévitable que la sexualité — vue ici avec une brutalité sinon un sadisme qu'il faut lire, en creux, comme une attente d'amour vrai — servît d'étendard à cette insurgée. L'amour est à la fois libérateur et destructeur : dans cette ambivalence s'inscrit le drame personnel d'un écrivain perpétuellement situé en porte-à-faux entre des idéaux impraticables parce qu'excessifs et une réalité prétendument détestée mais peut-être choyée secrètement : « Nous ne nous libérons jamais, fait-elle dire à Tony Hastfehr, le héros de Tony [1922-26, 3 vol.] autobiographie masquée de son enfance, (entendons : « trop de chaînes ataviques nous entravent »). Nous ne faisons que nous imaginer être libres. » [https://www.universalis.fr/encyclopedie/agnes-von-krusenstjerna/] La revendication féminine, chez Agnes von Krusenstjerna, trouve quand même une vibrante alternative dans l'exaltation, à travers la destinée de ses héroïnes, des forces primitives de l'univers : ode à la nature, à la vie, à la fécondité. Face à la mort et son cours inexorable, la naissance sacre le triomphe éternel de la vie sur la mort, l'élément féminin assurant la victoire des forces de vie sur les forces de mort.  « Par quoi Agnes von Krusenstjerna s'inscrit magistralement dans cette lignée des grands visionnaires suédois qui, de Swedenborg à Strindberg, de sainte Brigitte à Almqvist et Stagnelius, trouvent la réponse à tout problème dans une adoration extatique de l'immortelle vie », conclut Régis Boyer. Atteinte d'une tumeur au cerveau, la romancière s'éteindra sur la table d'opération d'un hôpital de Stockholm, le 10 mars 1940.
  • Il m'a semblé inimaginable d'évoquer le film de Mai Zetterling sans mentionner la vie et les livres d'Agnes von Krusenstjerna. Or, lors de la projection d'Amorosa au festival Lumière 2022, personne ne l'a fait, pas même son fils, invité à la séance de présentation du film. Voilà qui aurait gravement courroucé Mai Zetterling. Certes, la réalisatrice offre une vision totalement personnelle de la romancière. La chose est légitime : l'œuvre d'un auteur, surtout lorsqu'il s'agit d'un créateur doué de génie, contient tant de facettes à explorer, qu'elle doit pouvoir être lue, relue, interprétée et réinterprétée de multiples fois, et par un nombre toujours plus grand de lecteurs, de metteurs en scène ou en images, de critiques, pour être comprise et évaluée dans sa dimension la plus complète. C'est, à ce moment-là, qu'on peut affirmer concrètement qu'elle entre dans l'Histoire et fait partie du patrimoine de l'humanité. Ce n'est nullement le cas d'Agnes von Krusenstjerna et c'est fort dommage. En deuxième lieu, comment comprendre Amorosa si l'on n'a pas connaissance un tant soit peu de l'écrivaine ? J'ai pu le constater lors de la projection, y compris pour moi-même. Amorosa (Amoureuse) indique l'option de départ de Mai Zetterling : le séjour dans une Venise gorgée de lumière et déchirée d'ombres prémonitoires. La romancière vient d'épouser - nous sommes en 1921 - David Sprengel. Et l'on comprend qu'elle n'est pas, qu'elle n'est point délivrée, que le voyage n'est qu'un moment de répit. La réalisatrice tempère le caractère onirique propre aux Jeux de nuit. La narration et le découpage respectent le classicisme formel de la romancière. Le contenu l'est, en revanche, beaucoup moins. Mai Zetterling s'efforce de traduire, tout à la fois, la hardiesse, l'esprit mutin et les délires d'Agnes von Krusenstjerna. La réalisatrice expose une vie : le spectateur doit pouvoir saisir chez la romancière la part qu'il lui faut admirer et l'autre part, insaisissable, sur laquelle il ne peut émettre aucun jugement, la folie humaine étant le phénomène le plus étrange, le plus effrayant qui nous soit infligé. L'actrice finlandaise Stina Ekblad, alors âgée de 32 ans et encore débutante, offre une prestation remarquable dans un rôle aussi malaisé. « Agnes montre à quel point les traditions sont vulnérables face à la conviction qu'une femme n'a d'autre choix que d'être elle-même. Pour cela, chaque convention doit être rejetée, tous les risques doivent être pris. Ce film n'est peut-être pas une histoire d'amour au sens romantique du terme. Mais il s'agit de l'amour qu'une femme a pu courageusement apporter à l'avenir de la société par la seule force de son désespoir face à son passé », déclarait alors Mai Zetterling. (Op. cité) Ce courage, qui est aussi rage parfois, cette détermination à être telle qu'en soi-même, ne sont-ce pas, bien certainement, celles de la réalisatrice également ? Dans ses mémoires publiées la même année et inédits en France (All Those Tomorrows), Mai écrivait en effet : « [...] Mais alors que voulais-je en tant que femme ? Ne pas être un homme, pour commencer. Ce n'est pas que je pense qu'une femme est meilleure qu'un homme ; nous sommes aussi bons ou aussi mauvais les uns que les autres. Je ne veux pas être une imitation, mais quelque chose d'unique, moi-même. Je veux oser découvrir mes propres énergies et être une personne qui se suffit à elle-même. Être forte sans se sentir coupable. Pourtant, je ne veux pas perdre ma féminité. » 
  • Amorosa fut la dernière grande fiction de Mai Zetterling. Elle concluait comme elle avait débuté, avec Agnes von Krusenstjerna. Et il y était toujours question d'amour. Mai avait puisé en Agnes la force d'être elle-même.

 

SPORTISSE Michel