Registi : Antonio Pietrangeli
Des FEMMES DANS LES YEUX :
Antonio PIETRANGELI
(1919-1968)
Photo : Antonio Pietrangeli dirige Simone Signoret dans Adua et ses compagnes
≈ « Les films de Pietrangeli n’ont pas eu beaucoup de succès. Ils ont été tournés à une époque où la faveur du public allait à des œuvres plus envahissantes du point de vue cinématographique. Ses films étaient rigoureux et discrets, ils étaient joués dans un registre un peu plus bas que le registre habituel. De plus, dans presque tous ses films, il n’y avait pas de protagoniste masculin, de « monstre sacré » ; le « matador » a été et est encore aujourd’hui une des hypothèques du cinéma italien. Il est difficile de réaliser des films autour d’une femme seule. Donc, aussi pour ce motif, les films de Pietrangeli se situaient un peu hors des règles, hors des sillons : ses films sont des portraits intimistes, délicats. La question féminine y est envisagée de manière subtile, mais également, de façon dure et impitoyable, dérangeante pour le spectateur. »
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Ettore SCOLA
▪ Aussi méconnu qu'il puisse être, Antonio Pietrangeli est, quant à lui, un acteur important du cinéma italien. Il n'a rien d'un marginal : il participera jusqu'à ses derniers instants aux grandes tendances qui secouent son art. Il n'œuvre pas en franc-tireur ou dans un laboratoire parallèle. Si sa voix apparaît singulière ou à contre-courant, elle s'inscrit néanmoins dans le vaste contexte de critique générale dans lequel la cinématographie nationale s'engage au cours des années 60-70. Bien des questions soulevées dans les films de Pietrangeli ne sauraient être totalement absentes chez d'autres confrères plus illustres. Pietrangeli n'innove pas, loin s'en faut : il répond autrement et, avec intelligence, à des problèmes à peine évoqués ailleurs. En ce sens, faut-il que nous le répétions assez souvent, le cinéma italien tout entier, c'est-à-dire ses auteurs et ses films, communique par des couloirs expérimentaux souterrains qu'il ne faut aucunement négliger. La simple consultation des équipes techniques et des interprètes enrôlés dans les films de Pietrangeli serait suffisante pour confirmer notre propos.
Né à Rome, un 19 janvier de l'année 1919, Pietrangeli combat, dès son plus jeune âge, pour un cinéma qui sorte des ornières du conservatisme dans lequel feu-le régime fasciste, à son corps défendant, l'aura entraîné. Il écrit tout autant pour la revue Cinema, plus contestataire, que pour l'officiel Bianco e nero, organe du Centro sperimentale di cinematografia de Rome, fondé par les autorités mussoliniennes en 1935. A ses côtés, on trouve Carlo Lizzani, Giuseppe De Santis, Mario Alicata et Luchino Visconti, tous acquis au communisme. Cependant, autour de 1942, le consensus est général : il faut aller vers un cinéma radicalement différent. C'est d'ailleurs Pietrangeli qui signe un texte fondamental (août 1942, in : Bianco e nero), Vers un cinéma italien, dans lequel il met l'accent sur l'urgente nécessité d'inventer "une manière personnelle de regarder la réalité en face." Il participe également, comme scénariste, à l'éclosion du premier film de Visconti, Ossessione, que le monteur Mario Serandrei élira comme "emblème d'un nouveau cinéma : le néoréalisme." Il écrit, à propos de cette œuvre : "Des créatures simples et sans faute sont situées dans leur milieu originel et réel : parmi les arbres vrais ou dans l'herbe et sur les routes ou dans les campagnes ou dans les zones accidentées et tourmentées des périphéries urbaines, là où chaque caillou, chaque angle ébréché, chaque sentier, chaque cour, chaque pavé raconte, dans l'usure de sa physionomie, toute la longue histoire de la rage quotidienne des hommes." On peut affirmer sans nulle crainte que, sur la base de ce credo, Pietrangeli n'abdiqua jamais. Cependant, il comprit aussi que tout changeait rapidement autour de soi : par voie de conséquence, le cinéma, en tant qu'expression d'une forme de réalité, ne pouvait se couler dans des formules éternelles.
À la libération de l'Italie, il épouse naturellement, en tant que scénariste, les chemins de la révolution néo-réaliste. Il collabore avec Visconti pour La terra trema (1948), mais aussi avec Pietro Germi, sur un sujet extraordinairement prémonitoire - la délinquance juvénile en milieu étudiant - dans Gioventù perduta (1947) qui devra affronter les rigueurs de la censure. Il travaille également avec Rossellini pour Europe 51. Il ne faut pas non plus sous-estimer ses participations à certains films d'Alberto Lattuada. De là, se forgeront un réseau de liens et de rencontres importantes. D'un tel contexte naîtra, bien sûr, son premier opus, Il sole negli occhi (1953).
On tient là, néanmoins, un film aux traits anticipateurs incontestables. Les éléments qui feront la force de son ultime chef-d'œuvre, Io la conoscevo bene, sont déjà en place. Rencontrant les étudiants du Centro sperimentale en 1967, le réalisateur déclarait : "De la Celestina (Irene Galter) d’Il sole negli occhi à l'Adriana (Stefania Sandrelli) de Io la conoscevo bene, il y a entre ces deux personnages un lien de parenté moins éloigné et superficiel que l'on pourrait penser. On peut retrouver quelques étapes de l'évolution de la société italienne, un processus de transformation dans lequel la femme a incontestablement un rôle de protagoniste, de la position dans laquelle elle était reléguée encore tout de suite après la guerre à celle que, par force, elle a occupée au cours de ces dernières années."¹ Ce processus se lit forcément dans le décor et la forme que Io la conoscevo bene adopte en 1965. Le Festival Lumière a eu, par ailleurs, l'initiative judicieuse de programmer Fantasmi a Roma (1961), qui, sur le mode de la fable surréaliste, évoque les mutations urbaines et les spéculations immobilières en cours dans une capitale qui, renouant avec une tradition antique, vient précisément d'accueillir les Jeux Olympiques l'année précédente. Ainsi, dans Il sole negli occhi et, plus encore, dans le film de 1965, Rome constitue plus qu'une toile de fond. L'Urbe inscrit le mystère de sa beauté indéchiffrable dans l'âme de ses héroïnes. Pourtant, comme nous le verrons plus tard, entre Celestina et Adriana, un fossé s'est creusé.
Celestina serait l'ancêtre d'Adriana. Quoi qu'il en soit, Pietrangeli, plus que d'autres, compose en finesse et en profondeur des caractères féminins. Il n'est pas totalement vrai qu'ailleurs la femme n'y soit pas présente. Celestina a quelque affinité avec d'autres figures apparues, ici et là, dans le cinéma transalpin : la petite bonne, incarnée par Maria Pia Casillo, dans Umberto D (1952) de Vittorio de Sica et qui ne connaît pas le père du bébé dont elle est enceinte ou la Carmela des environs de Naples (Maria Fiore) de Due solde di Speranza (1951) de Castellani voire la Aida (Claudia Cardinale) de La ragazzi con la valigia (1962), réalisé par Valerio Zurlini, ne lui sont pas étrangères. Toutes ces jeunes femmes d'origine modeste sont volontaires, dénuées d'artifices et souvent très belles. Elles affrontent cependant bien des vicissitudes côté cœur et doivent déchanter face à l'ingratitude et la lâcheté masculines ("L'amour c'est comme l'histoire ; peu de héros, beaucoup de lâches", dit le fantôme de Donna Flora (Sandra Milo) dans Fantasmi a Roma). On ne peut pas affirmer qu'elles manquent de personnalité et d'autorité, elles sont simplement vierges d'esprit : elles ne connaissent rien des ressorts et des méandres d'une société dans laquelle le pouvoir et l'intérêt particulier supposent une forte dose de cynisme et d'opportunisme. Face à cela, il n'est pas dit qu'elles puissent se prémunir : elles ne possèdent, faute de l'avoir acquis, nulle capacité d'analyse et, par conséquent, leur puissance contestatrice est réduite à néant. Pietrangeli ne part pas de rien, il pousse simplement plus loin le travail d'individualisation psychologique. De ce point de vue, il se rapprocherait de Michelangelo Antonioni. Dans le même temps, il lui faut choisir avec discernement les actrices les plus en situation.
S'agissant d'Il sole negli occhi, Pietrangeli engage deux actrices apparues chez Giuseppe De Santis : Irene Galter dans le rôle principal et Maria Pia Trepaoli dans celui d'Armida, la domestique qui élève seule son enfant. Les deux protagonistes ont, de fait, bien des points communs. Elles faisaient partie du groupe de femmes qui, dans Roma ore undici/Onze heures sonnaient (1952), se pressaient, par centaines, dans l'escalier d'un immeuble délabré afin d'obtenir un emploi de dactylo. Sur la base d'un sujet dû à Cesare Zavattini, Elio Petri, alors collaborateur de De Santis, avait mené une enquête serrée sur le chômage des femmes. Or, en filigrane, l'idée n'y est pas totalement absente dans le film de Pietrangeli. Parmi les bonnes qui travaillent avec Celestina, beaucoup ont d'autres ambitions et de plus justes aspirations. Irene Galter, native de Merano, dans le Haut-Adige, avait été découverte par De Santis alors qu'elle travaillait dans un magasin. Sa destinée rappelle celle de la milanaise Lucia Bosé, que Luchino Visconti aperçut, pour la première fois, dans une pâtisserie. Leur type de beauté, leurs origines - bien que socialement modestes, elles sont issues du nord de l'Italie -, et leur âge - elles sont nées en 1931 -, comportent des points semblables. Irene Patuzzi, alias Galter, incarne une Celestina parfaitement convaincante avec son mélange de gaucherie paysanne, de timidité et d'ingénuité que les hommes ne tarderont pas à exploiter sans vergogne. Ce qui ne l'empêchera pas, au final et, avec une dignité exemplaire et une fermeté inattendue, de refuser le pardon d'un amant, Fernando (Gabriele Ferzetti), l'ouvrier-plombier séducteur et irresponsable - il perfetto mascalzone ! - qui, quelques instants auparavant, au moment où celle-ci tente de mettre fin à ses jours, affirme publiquement ne pas la connaître. Du coup, la décision de la jeune femme prend tout son poids puisque le film nous apprend que, comme Armida, Celestina sera mère. Courageux et lucide, Il sole negli occhi l'est autant par les tabous qu'il aborde frontalement - le suicide (deux ans avant Le amiche d'Antonioni), le problème des filles-mères ("En 1964 encore, le mari qui découvre que sa femme a été précédemment déflorée peut la tuer : les tribunaux, pour ce crime d'honneur, le condamneront à sept ans de prison maximum", précise Dominique Fernandez dans son Dictionnaire amoureux consacré à l'Italie) - que par la manière dont il sait capter la souffrance féminine.
Douze ans plus tard, Io la conoscevo bene conclut, quant à lui, sur un acte irréversible. Il est vrai que le contexte n'est plus le même et qu'en outre la solitude et le désespoir de l'héroïne, Adriana Astarelli, sont insondables. Comme dans le premier film, l'actrice se révèle complètement en phase : révélée dans Divorzio all'italiana (1961) de Pietro Germi, Stefania Sandrelli interprète, sans doute, le rôle de sa vie. Entre-temps, le cinéaste n'a jamais failli sur le choix de ses actrices : outre Sandra Milo, qu'il a lui-même lancée et qui devient, de fait, sa comédienne d'élection (quatre films tournés ensemble), il a su reconnaître Jacqueline Sassard (Guendalina chez Lattuada) pour Nata di marzo/Les Epoux terribles (1958) ou Catherine Spaak (I dolce inganni/Les Adolescentes toujours chez Lattuada) pour La parmigiana (1963). Cherchant à éviter les conventions, il s'est attaché également les services de comédiennes françaises comme Simone Signoret et Emmanuelle Riva pour incarner des prostituées confrontées au décret de fermeture des maisons closes dans Adua et ses compagnes (1960).
Comme Celestina, Adriana est une jeune femme d'origine rurale. Néanmoins, nous voyons bien à l'écran ce qui a changé. La première scène nous la montre allongée sur une plage : à ses côtés un transistor. Elle est totalement adaptée à une société en voie de transformation. Autour d'elle, la pauvreté d'Il sole negli occhi semble s'être évanouie. En outre, Adriana va, au cours du récit, rencontrer plusieurs hommes et différents milieux. Contrairement à Celestina, Adriana est élégante et a appris à mettre en valeur sa beauté : n'exerce-t-elle pas les métiers de coiffeuse et de manucure ? Si son intégration paraît consommée, ne s'est-elle pas effectuée au détriment des valeurs familiales dans lesquelles elle a grandi ? Des séquences la ramènent, dans la Toscane de son enfance, non loin de Pistoia : le décalage est flagrant. En premier lieu, parce que le film ne laissait pas prévoir cette incursion dans un monde rural enraciné dans ses usages et ses mentalités séculaires. Ensuite, parce que le visage lisse et la silhouette caressante d'Adriana flottent, à présent, dans un univers rude et anguleux qui n'est plus le sien. L'impression de vivre là dans un vieux songe - un lointain souvenir - est bien réelle. De ce point de vue, il nous faut rendre hommage au travail de l'opérateur Armando Nannuzzi qui sait rendre, en l'occurrence, et, avec beaucoup de raffinement et d'intelligence, les contrastes d'un pays qui offre, tout à la fois, la splendeur des vallées baignées de soleil et la majesté architecturale de ses cités. Oppositions qui sont également soulignées, à travers les nouveaux quartiers résidentiels romains - un de ceux où habite Adriana - qui s'ajustent au-delà du Tibre et du centre historique. Depuis Adua e le compagne (1960), Pietrangeli travaille avec Nannuzzi : c'est un signe de modernité et d'inventivité. Comme l'est également la coopération scénaristique constante du couple Ettore Scola-Ruggero Maccari inaugurée avec Lo scapolo/Le Célibataire (1955). Et que mettent particulièrement en valeur des acteurs complices comme Nino Manfredi ou Ugo Tognazzi.
Plus justement, c'est avec La parmigiana/La Fille de Parme (1963) que Pietrangeli emprunte le chemin qui lui sied. Cependant, sa démarche est profondément personnelle : l'époque est au succès de la comédie à l'italienne et à la célébration des maîtres : Antonioni, Fellini et Visconti. Entre deux pôles, le réalisateur d'Adua e le compagne risque la marginalisation. "Il me semble plus éclairant de raconter nos histoires italiennes, celles d'aujourd'hui, à travers des personnages féminins parce que la femme est l'élément en évolution, en crise, de notre société", affirme-t-il. A cette fin, il lui faut adopter l'écriture et la forme les plus adéquates pour décrire l'âme de ces femmes pour lesquelles il veut témoigner le plus sincèrement possible. "Il est impératif de trouver la façon de déstructurer le récit, de le libérer des contraintes habituelles d'espace et de temps afin que chaque personnage rencontré devienne le protagoniste [...] Il ne s'agit pas seulement d'un problème de style mais aussi d'un problème de contenu [...] Le but est de montrer comment tous les personnages sont conditionnés par leur milieu et comment tous concourent à le constituer", explique Antonio Pietrangeli.
Ainsi, la douce et naïve Adriana ne saurait être autrement que ce qu'elle est. Nous n'avons pas à la juger puisque Io la conoscevo bene - le titre nous y conduit suffisamment - est aussi son journal intérieur. Ce qui intéresse Pietrangeli c'est avant tout Adriana. Et pour comprendre Adriana, il lui faut appréhender avec exactitude les personnages et les milieux qu'elle côtoie. Il lui faut l'observer dans les diverses professions qu'elle pratique et qui lui permettent de rêver d'une ascension prometteuse : mannequin puis cover-girl, elle veut débuter au cinéma et s'inscrit, dans ce but, à des cours de diction. Pietrangeli doit encore la suivre dans ses virées nocturnes, plus ou moins aléatoires, entre hôtels et boîtes de nuit fréquentés par des personnes qu'elle suppose influentes. Au cours de l'une d'elles, dans le faisceau des phares d'une voiture, elle assiste à un accident mortel qui provoque en elle une émotion considérable. Enfin et, plus minutieusement encore, le réalisateur scrute ses plus infimes comportements dans l'appartement qu'elle loue dans un immeuble typique des années 1960. Là, précisément, Adriana renvoie une image plus trouble d'elle-même : la jeune femme gaie et distraite des réceptions mondaines semble alors gagnée par l'ennui ou le sentiment d'un vide existentiel inguérissable et que l'amertume insatisfaite ne fait qu'accroître durablement. Afin de chasser cette tristesse récurrente, Adriana écoute sur son électrophone les tubes romantiques ou rythmées à la mode : Mani bucate de Sergio Endrigo ou Lasciati baciare letkiss des sœurs Kessler par exemple. Il nous paraît, au demeurant, fort juste d'apprécier l'aptitude qu'a la bande-son d'exprimer les oscillations de l'âme d'Adriana, merveilleusement créée par Stefania Sandrelli. L'héroïne de Pietrangeli serait l'image actualisée de cette mondine que dépeint Giuseppe De Santis dans Riso amaro qui, les cuisses trempées dans les rizières boueuses du Pô, entretient des fantasmes de midinette. Décrivant son héroïne (Silvana Mangano), De Santis la comparait à "ces jeunes inconscients, incapables de comprendre leur condition et de lutter aux côtés des leurs, parce que déviés vers une vie factice qui les condamne à l'anéantissement." (In : G. Sadoul, Dictionnaire des films, Editions du Seuil, 1965). Toutefois, Pietrangeli a ici nettement plus complexifié et approfondi un personnage, l'a naturellement transformé et déprolétarisé. Même si, en matière de suicide, Pietrangeli ne fut pas le premier : De Santis en fit de même pour Silvana Mangano dès 1949. Nous retrouvons d'ailleurs De Santis aux côtés de Pietrangeli pour le scénario de La visita/Annonces matrimoniales (1963), adapté d'une nouvelle de Carlo Cassola et qui décrit la rencontre en temps réel d'une femme (Sandra Milo) et d'un homme (François Périer) désirant se marier. "Encore une fois, le personnage masculin est ici le premier agent de la médiocrité sociale, véritable concentré de mesquinerie, tandis que le personnage féminin est épargné par une relative pitié sarcastique", note Emiliano Morreale. (In : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde éditions, Paris, 2014). Nous voulions rappeler, par-là, combien Pietrangeli ne s'était pas éloigné, tout au contraire, de ses sources et amitiés originelles.
Où se situe donc le problème ? Mesurée à l'aune des œuvres les plus engagées ou les plus corrosives du cinéma transalpin, les films de Pietrangeli peuvent, a priori, décevoir. Il n'y a pourtant, chez lui, nulle timidité dans l'auscultation des maux qui accablent la société italienne. Simplement, une volonté de distanciation qu'il estime nécessaire à la reconnaissance avérée des lieux, des situations et des personnages composés, et, ceci sans altération de la vérité au profit du discours. Ce qui ne l'empêche pas d'être formellement audacieux, que ce soit sur le plan de la structure narrative, de la mise en scène et du découpage. Io la conoscevo bene surprendra des spectateurs habitués à la linéarité d'un récit ou à la fluidité du montage. Pietrangeli se place, en toutes circonstances, et, dès la première séquence, du point de vue de son héroïne. Il faudra donc envisager les séquences non suivant une progression chronologique des événements, mais comme juxtaposition ou association de situations vécues par Adriana. Cette conception confère ainsi une forte densité à la tragique finalité du récit. Que ce soit à la conclusion terrible du film - Adriana avançant, tel un funambule, vers son balcon et Adriana-adolescente au comptoir d'un bar face à une bière qui déborde de mousse - ou lorsque la jeune femme mesure, face à l'écran d'une salle de cinéma, l'imposture et la mystification dans laquelle on l'a cyniquement fourvoyée. On a effectivement une première image, celle de l'illusion (ou du fantasme) - car, c'est Adriana/Stefania Sandrelli dans un film avec, comme partenaire, celui qu'elle chérit depuis toujours, Vittorio Gassman - et une seconde image, celle de la réalité vilement truquée, abrupte et cruelle représentation d'une Adriana aux bas déchirés et répétant stupidement E chi lo sa.
Autre aspect important : on ne peut passer sous silence la dimension autocritique de Io la conoscevo bene. Les milieux du spectacle y sont croqués à belles dents. Les séquences d'un Gigi Baggini (U. Tognazzi), acteur déclinant, se livrant à un numéro de claquettes aussi infernal qu'absurde et la traîtrise de Roberto (Enrico Maria Salerno), l'étoile montante à qui on rend, à présent, les honneurs n'ont, sans doute, pas été du goût de tout le monde. Le réalisateur n'a pas voulu vraisemblablement s'en faire un honneur : ainsi, l'autoportrait pointe à travers l'écrivain incarné par Joachim Fuchsberger. Si celui-ci définit avec perspicacité, grâce à son propre roman, la personnalité d'Adriana, cette jeune femme qui désire connaître tout le monde, exceptée elle-même, et qu'il nomme Milena pour la circonstance, personne ne pourra le féliciter, non plus, d'un soutien secourable et amical. Ainsi vont les hommes, ainsi finissent les femmes. Quoi qu'il en soit, on voudra bien se remémorer, en ce cas, les réponses de Luchino Visconti, répondant à la colère d'Alessandro Blasetti au sujet de Bellissima (1951) : "C'est nous qui mettons des illusions dans la tête des mères et des jeunes filles. Nous les prenons dans la rue et nous avons tort. Nous vendons un élixir d'amour qui n'est pas un élixir. Comme dans l'opéra c'est du vin de Bordeaux. Le thème du charlatan, je ne l'ai pas mis pour toi, mais pour moi." Certes, à l'instant où Io la conoscevo bene fut conçu, les temps avaient changé. Mais l'idée demeure : l'univers du spectacle et du cinéma, en tant que miroir aux alouettes ou gouffre aux chimères, y est sévèrement mis en accusation. C'est face à son propre miroir, défaite et absente, le Rimmel coulant de ses cils et la perruque arrachée, que Adriana/Stefania Sandrelli en dresse l'insoutenable constat.
L'aboutissement brutal de Io la conosceve bene provoqua, lors de sa sortie, un débat controversé. De nos jours, la stupéfaction d'un grand nombre de spectateurs, face à un tel épilogue, reste toujours aussi manifeste. Freddy Buache, en son temps, considérait, pour sa part, qu'en individualisant l'acte d'Adriana Astarelli, le réalisateur pouvait en faire un cas. Pietrangeli répondit qu'il avait choisi cette solution afin "d'éviter toute équivoque et pour rompre le charme chez tous ceux qui porteraient à son héroïne une sympathie non critique." (F. Buache in : Le cinéma italien 1945-1979, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1979). Certes. Mais, il est difficile de ne pas aimer Adriana/Stefania Sandrelli malgré cela. Evoquant La visita, Jacques Lourcelles remarquait, avec pertinence, ceci : « Ni marionnettes, ni monstres, les personnages de Pietrangeli participe de l'humanité la plus courante. » (In : Dictionnaire du cinéma, Robert Laffont/Bouquins, Paris, 1992). Du reste, la divergence entre la comédie à l'italienne et le cinéma de Pietrangeli se situe à ce niveau-là. Voilà pourquoi, peut-être, les films du cinéaste mettent plus de temps à rencontrer un public nourri. Nous souhaitons, évidemment, que cette carence soit comblée.
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In : Positif, octobre 2016, article de Jean A. Gili, p. 88.
N.B. Dans l'article de Positif, cité plus haut, on y lit ceci : « Le lien avec Visconti - une photo le montre sur le plateau du film aux côtés d'Irene Galter et Antonio Pietrangeli (voir plus bas) - se retrouve aussi dans le fait que le scénario reprend des éléments d'un film de Visconti resté à l'état de projet, Maratona di danza, auquel Pietrangeli avait collaboré en travaillant sur un personnage de jeune femme d'origine paysanne, une bonne qui se suicide lorsqu'elle est injustement accusé de vol. Réélaboré par Pietrangeli, le personnage devient le protagoniste de son propre film, un film qui aurait dû d'ailleurs, selon les intentions du metteur en scène, s'appeler Celestina "une histoire simple et modeste. » (Jean-A. Gili in : Positif n°668, octobre 2016).
▪ Il sole negli occhi. Italie. 1953. 103 min. Noir et blanc. Réalisation, sujet et scénario : Antonio Pietrangeli, avec la collaboration de Lucio Battistrada, Ugo Pirro et Suso Cecchi d'Amico (non créditée). Ass. réal. : F. Zeffirelli. Photographie : Domenico Scala. Décors et cost. : Gianni Polidori. Montage : Eraldo Da Roma. Musique : Franco Mannino. Prod. : Titanus, Film Costellazione. Interprètes : Irene Galter, Gabriele Ferzetti, Paolo Stoppa, Lia Di Lea, Anna Maria Dossena, Pina Bottin, Maria Pia Trepaoli. Sortie en France : 22/07/1955.
▪ Io la conoscevo bene. Italie, France, R.F.A. 1965. 97 min. Noir et blanc, 1, 85. Réal. Antonio Pietrangeli. Scénario : A. Pietrangeli, Ruggero Maccari, Ettore Scola. Photographie : Armando Nannuzzi. Musique : Benedetto Ghiglia, Piero Piccioni, Sergio Endrigo, Gilbert Bécaud. Montage : F. Fraticelli. Décors et costumes : Maurizio Chiari. Production : T. Vasile, L. Waldleitner, Ultra Film, Les Films du Siècle, Roxy Film. Interprètes : Stefania Sandrelli, Mario Adorf, Jean-Claude Brialy, Joachim Fuchsberger, Nino Manfredi, Enrico Maria Salerno, Ugo Tognazzi, Karin Dor, Franco Fabrizi, Paolo Turco, Franco Nero. Sortie en France : 3/08/1966.
- Filmographie du réalisateur :
1953 : Il sole negli occhi/Du soleil dans les yeux
1954 : Amori di mezzo secolo, sketch "Girandola"
1955 : Lo scapolo
1957 : Souvenirs d'Italie
1958 : Nata di marzo
1960 : Adua e le compagne
1961 : Fantasmi a Roma/Les Joyeux fantômes
1963 : La parmigiana ; La visita
1964 : Il magnifico cornuto
1965 : Io la conoscevo bene/Je la connaissais bien
1966 : La fate/Les Ogresses, sketch "Fata Marta"
1969 : Come, quando, perché ? film terminé par V. Zurlini. A. Pietrangeli se noie, au large de Gaète (Latium), le 12 juillet 1968.
▪ Ouvrage à lire : Esther Hallé : « Antonio Pietrangeli. Réalisme et scepticisme » (Préface de Jean A. Gili), Éditions Mimésis, 2022.
▪ Coffret A. Pietrangeli DVD : Du soleil dans les yeux, Adua est ses compagnes et Je la connaissais bien. Blaq Out
►Photos :
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Io la conoscevo bene/Je la connaissais bien (1965, Stefania Sandrelli)
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Il sole negli occhi/Du soleil dans les yeux (1953, Irene Galter)
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La Visita (1963, Sandra Milo)
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Nata di marzo/ Les Époux terribles (1958, Jacqueline Sassard)
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Adua e le compagne/Adua et ses compagnes (1960, Simone Signoret)
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La parmigiana/La Fille de Parme (1963, Catherine Spaak)