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Babel [2006 - États-Unis, Mexique, France, Maroc, Japon 143 min. C] R. Alejandro González Iñárritu. Sc. Guillermo Arriaga. Ph. Rodrigo Prieto. Mus. Gustavo Santaollala. Déc. Brigitte Broch. Mont. Stephen Mirrione, Douglas Crise. Pr. A. Alejandro González Iñárritu, Steve Golin, Jon Kilik. I. Brad Pitt (Richard Jones), Cate Blanchett (Susan Jones), Gael García Bernal (Santiago), Elle Fanning (Debbie Jones), Rinko Kikuchi (Chieko), Nathan Gamble (Mike Jones), Kôji Yakusho (Yasujiro), Adriana Barraza (Amelia), Saïd Tarchani (Ahmed), Boubker Aït el Caïd (Yussef). Prix de la mise en scène, festival de Cannes 2006. Lieux de tournage : Maroc, Ouarzazate, Agdez ; Mexique, Tecate, El Pinacate, désert d'Altar (Sonora) ; E.-U., San Diego, Tucson.
~ Trois histoires croisées dans trois continents distincts : Afrique, Amérique, Asie. La première se déroule au Maroc : le fils d'un berger blesse accidentellement, avec un fusil acheté en fraude à un touriste japonais, la passagère américaine d'un autocar d'une compagnie d'excursions. La deuxième relate un malheureux passage de frontière : Amelia, la nourrice mexicaine chargée d'assurer la garde des enfants de l'Américaine blessée au Maroc, égare ceux-ci au retour d'un mariage. La troisième se situe au Japon : une jeune femme, frappée de surdité et hantée par le souvenir du suicide de sa mère, est interrogée par la police. Celle-ci recherche son père, lequel est le propriétaire du fusil qui a atteint la touriste du car.
L'ultime volet d'une trilogie à succès du réalisateur mexicain (la trilogie de la mort avec Amours chiennes, 2000 et 21 grammes, 2003). Babel a cumulé les récompenses : 43 au total ! Si la relation entre les trois récits semblent plutôt fragile, le réalisateur compense largement ce risque grâce a une mise en scène efficace et un montage remarquable. Iñárritu a sans doute voulu montrer que la mondialisation technologique de notre univers a bien plus servi les nantis que ceux qui, faute de moyens financiers, ne peuvent en bénéficier. Dans Babel, ils s'en tirent plutôt mal. L'un des fils du pâtre marocain est tué par la Sûreté nationale et la nurse mexicaine est expulsée par les garde-frontières états-uniens.
Baby Doll (La Poupée de chair) [1956 - E.-U., 114 min. N&B] R. et prod. Elia Kazan. Sc. from Tennessee Williams, Twenty-Seven Wagon Loads of Cotton. Mus. Kenyon Hopkins. Ph. Boris Kaufman. Cost. Anna Hill Johnstone. I. Karl Malden (Archie Lee Meighan), Carroll Baker (Baby Doll), Eli Wallach (Silva Vacaro), Mildred Dunnock (Tante Rose Comfort), Lonny Chapman (Rock).
~ « Ce film est révoltant, déplorable, moralement répugnant et offense gravement les standards chrétiens de la décence. J'exhorte les catholiques à ne pas le voir sous peine de péché. » Ces mots du cardinal Spellman, sans que celui-ci s'en doute, allaient faire à Elia Kazan une publicité en or, qui imposa le film et l'image célébré de l'actrice Carroll Baker suçant érotiquement son pouce dans un berceau géant. Baby Doll illustre une impasse sexuelle de première grandeur : son héros ne pourra "consommer" son mariage avec une mineure que s'il conserve son mobilier hypothéqué jusqu'aux 20 ans de sa jeune épouse. Dans cette plantation croulante du vieux Sud américain, l'atmosphère est à l'excitation permanente et l'exaspération financière aiguë. Un riche planteur sicilien, après de belles parties de cache-cache, séduira Baby Doll et fera du berceau un véritable lit nuptial. De cette pièce joyeusement polissonne de Tennessee Williams, Kazan a fait une gageure réussie d'observation entomologique et de direction sub-freudienne. [Roger Boussinot, L'Encyclopédie du cinéma, Bordas, 1980].
Le film marque la première apparition au cinéma d'Eli Wallach et le premier rôle principal de Carroll Baker (découverte dans Géant), issus tous deux de l'Actors Studio. Karl Malden, lui, jouait déjà dans Un tramway nommé Désir en 1951 et Sur les quais en 1954. C'est le seul scénario original de Tennessee Williams écrit délibérément pour l'écran. L'écrivain refondra son scénario en une pièce de théâtre en 1978 qu'il intitulera Tiger Tail. Le 13 décembre 1956, le film est condamné par la Ligue pour la vertu. Kazan refusant toute coupe (contrairement à Un tramway nommé Désir, il a le droit de final cut), les boycotts des salles de cinéma, menés par les catholiques avec, en première ligne, le cardinal Spellman, s'intensifient et le film est finalement retiré des écrans dans le courant de l'année 1957.
Baby of Mâcon (The) [1993 - G.-B., 122 min. C] R. Sc. Peter Greenaway. Ph. Sacha Vierny. Déc. Ben Van Os, Jan Roelfs. Cost. Dien Van Staalen. Pr. Kees Kasander/Allarts/UGC. I. Julia Ormond (la fille), Ralph Fiennes (le fils de l'évêque), Philip Stone (l'évêque), Jonathan Lacey (Cosimo Medici), Nils Dorando (l'enfant), Don Henderson (le père confesseur).
~ 1659. La famine et la stérilité ont accablé les habitants de Mâcon, une commune de Bourgogne. À la cour de Cosme III de Médicis, grand duc de Toscane, une troupe de comédiens donnent une pièce en forme de parabole sur cette tragédie. Une femme laide et vieille enfante, par miracle, d'un bébé beau comme Jésus. La sœur de celui-ci qui est vierge exploite la crédulité des gens afin de monnayer les prodiges que le divin enfant est censé procurer...
Peter Greenaway est une des figures les plus excentriques du cinéma mondial. Il entre dans la célébrité dès son deuxième LM, The Draughtsman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) sorti en 1982. « Intrigue policière, marivaudage libertin, jeu de l'esprit et réflexion sur la perspective » [Dictionnaire mondial du cinéma], œuvre unique en définitive, Meurtre dans un jardin anglais réunit les attributs essentiels du réalisateur gallois : esprit humoristique, penchant pour l'innovation et l'expérimentation, récréation autour de la culture et de la pensée. The Baby of Mâcon est placé, quant à lui, sous le signe du morbide, de la luxure et de la provocation, tout en conservant les caractéristiques énoncées auparavant. Il n'y a rien de gratuit néanmoins chez ce cinéaste issu de l'art pictural. Lequel y est ici très prégnant : la photo de Sacha Vierny, raffinée - jeu sur le rouge et l'or, le noir et le blanc, sur la somptuosité des décors et de l'apparat -, contribue à rendre encore plus fascinant et ensorcelant l'atmosphère de cette allégorie médiévale mêlant la bouffonnerie et le drame, la grossièreté et le stupre à l'atrocité des châtiments. « Le film est construit comme un jeu de miroirs et d'interférences où la scène renvoie au public, le théâtre au cinéma, le passé au présent.» [Claude Bouniq-Mercier, op. cité] « Ce film est consacré à l'innocence exploitée et malmenée. Les journaux sont pleins d'histoires d'enfants maltraités, voire torturés et assassinés, ou d'abus plus insidieux, mais qui me choquent beaucoup, en particulier l'utilisation des enfants par la publicité et les médias. Je ne voulais pas poser ces questions dans un cadre contemporain, je voulais créer un décalage afin que le spectateur puisse réfléchir et pas seulement réagir émotionnellement. J'ai donc inventé cette histoire, qui se déroule au milieu du dix-septième siècle, dans le nord de l'Italie ou le sud de la France (même si le film a été tourné en Allemagne, à Cologne). Il s'agit d'une troupe de théâtre qui, pour le bon plaisir d'un prince à la religiosité hystérique, monte un mystère médiéval dans le style baroque. Il raconte l'histoire d'un bébé doté de pouvoirs magiques, de la vénération qu'il suscite et des conséquences désastreuses qui en résultent. [...] ce film se déroule à la fois en temps réel, dans la durée de la pièce jouée par la troupe de comédiens - il est d'ailleurs divisé comme elle en un prologue, trois actes et un épilogue. Mais, en même temps, il couvre quatre ans et demi, la durée de vie du bébé, que l'on voit naître en scène au début. Et The Baby of Mâcon mêle les acteurs et les spectateurs de la pièce, et les différents degrés de facticitJé de leurs actes, à la manière de Pirandello. L'histoire se passe dans une époque d'épidémie qui a rendu stérile toutes les espèces. La naissance du bébé est un miracle qui déclenche des comportements magiques à la fois sur scène et hors de scène. L'innocent, c'est évidemment le bébé, mais aussi à un deuxième degré sa grande soeur de huit ans. Elle se sert de lui pour nourrir son fantasme : être Marie portant l'Enfant Jésus. J'avais envie d'utiliser les innombrables représentations de nativité et de Vierge à l'enfant qui ont envahi la peinture à cette époque. Elle aussi, et les membres de la troupe, qui exploitent le bébé, seront à leur tour manipulés et abusés par l'Eglise, et victimes de la religiosité fausse et sensationnaliste qui dominait à l'époque. Il y a bien sûr un parallèle entre le spectacle théâtral et les cérémonies religieuses, entre les acteurs et les officiants, entre le public et les fidèles. Le télescopage entre ces différents aspects m'a semblé particulièrement adapté à l'époque baroque, celle où l'Eglise utilise à fond la musique, les images, la lumière - c'est-à-dire les éléments mêmes du cinéma -, au service de sa propagande. The Baby of Mâcon est donc une nouvelle réflexion sur le spectacle, sur les rapports entre l'illusion et la réalité », déclarait Peter Greenaway au journal Le Monde. [Entretien publié le 13 mai 1993].
Bagdad Café (Out of Rosenheim) [1987 - E.-U., All., 95 min. C] R. Percy Adlon. Sc. P. et Eleonore Adlon, Christopher Doherty. Déc. Bernt Amadeus Capra, Byrnadette Di Santo, Christian Bachet. Ph. Bernd Heindl. Mus. Bob Telson, chanson Calling You interprétée par Jevetta Steele. Pr. Percy et Eleonore Adlon. I. Marianne Sägebrecht (Jasmine Münchgstettner), CCH Pounder (Brenda), Jack Palance (Rudi Cox), Christine Kaufmann (Debby), Monica Calhoun (Phyllis, la fille de Brenda).
~ À la suite d'une violente brouille, un touriste bavarois largue son épouse au milieu du désert mojave en Californie. Jasmine (Sägebrecht), la femme outragée, poursuit sa route à pied et atterrit dans un motel lamentable, le Bagdad Café, situé au bord de la célèbre route 66. L'établissement est dirigé par Brenda (Pounder), une dame lasse et surmenée qui élève, seule et sans grand enthousiasme, ses enfants. Le café est fréquenté par des routiers et une fidèle clientèle de marginaux sympathiques comme une tatoueuse, un serveur indien, un campeur lanceur de boomerang et un ancien peintre-décorateur de cinéma (Jack Palance) pour lequel Jasmine éprouve une grande attirance. Petit à petit, Jasmine va bouleverser l'existence de la communauté par ses qualités d'ordre, de propreté et d'harmonie et par ses talents de prestigiditatrice. Mais aussi par sa gaieté et sa délicatesse humaine. En retour, la vie de Jasmine va s'éclairer et se métamorphoser...
« Ouvrant son film par une série de plans obliques entrechoqués, Percy Adlon déstabilise le spectateur. Nous présentant en montage alterné le mal nommé Bagdad Café, le réalisateur allemand Percy Adlon (décédé au début de l'année 2024) nous plonge au cœur d'un ouragan qui a nom Brenda, sa vociférante gérante. Mais très vite, il dépêche Jasmine, l'énorme Bavaroise sans grâce, [...] vers ce lieu de désordre et de désolation », écrit Guy Bellinger. La grâce n'est sûrement pas dans l'apparence, mais dans le cœur de Jasmine, l'Allemande originaire de Rosenheim. Et cette grâce Percy Adlon réussit à la faire passer dans son film. Jasmine va transformer le Bagdad Café en joyau. Le public hexagonal accorda un juste et triomphal accueil à cette œuvre pleine de fraîcheur et de générosité (plus de 2 M de spectateurs) accompagnée de l'illustrissime chanson interprétée par Jevetta Steele. La générosité précisément, « c'est que toutes les singularités peuvent dialoguer. C'est une fable, l'artifice des couleurs est là pour le rappeler. Mais dans cette utopie, le cinéaste a mis une irrésistible conviction », notait Frédéric Strauss pour Télérama [25 juillet 2015]. Le film a reçu de nombreuses récompenses.
Bako, l'autre rive [1979 - France/Sénégal, 110 min. C] R. sc. et dial. Jacques Champreux. Ph. Jacques Ledoux, Maxime Debest. Mont. André Pavanture, Marie-Christine Rougerie, Diop Alassane. Mus. Lamine Konte. Pr. Orpham Prod. (Paris), Office de Radio-Télévision du Sénégal. I. Sidiki Bakaba (Boubacar), Cheikh Doukoure (Camara Lamine), Guillaume Correa (Timothée Bienvenue), Doura Mane (Le Passeur). Prix Jean-Vigo 1978.
~ La misère qui sévit au Mali. Manque d'eau, de riz et de travail en ville. Contre l'avis de sa fiancée, Boubacar rejoint son frère à Paris afin de subvenir aux besoins de la famille.
Bako signifie en bambara « l'autre rive ». Pour les habitants de la vallée du fleuve Sénégal, l'autre rive c'est la France. Ici, c'est l'histoire d'un trajet clandestin et tragique. Entre 1970 et 1977, on estimait à un millier le nombre de morts résultant de ces migrations aléatoires vers un pays plus clément. Un demi-siècle plus tard ou presque, le sujet demeure brûlant. Bako, l'autre rive signait hier l'inégalité criante et l'échec des relations Nord/Sud. Le monde n'a guère changé : il n'y a pas de quoi être fier. Un récit dépouillé, bien conduit et auréolé d'une grande beauté. « Bako, sans jamais faire appel aux facilités de la propagande, nous montre l'itinéraire complet du voyage impossible d'un jeune Malien vers la France. Ce voyage vers la lumière qui est (en fait) le voyage au bout de la nuit, les spectateurs le suivent avec un intérêt constant, une pitié grandissante et surtout un véritable effarement devant cette exploitation révoltante et imbécile de l'homme par l'homme. Il reste à souhaiter que soit entendue la leçon de ce film sincère et captivant », écrivait le regretté Robert Chazal [France-Soir, 16 janvier 1979]. Le vœu était également partagé par Jacques Laval alias Loubala qui, après avoir souligné la force bouleversante du film, notait : « Je suis sorti accablé de cette projection. Elle me rappelait des souvenirs personnels, ce que je raconte au chapitre IX d'un livre, Un homme partagé, chez Julliard : « Un Sénégalais à Paris ». Mais en même temps j'étais ennobli, rempli de respect : des êtres purs existent. Dans un équilibre qui nous dépasse, perdus que nous sommes au milieu de désordres effroyables, seuls les innocents peuvent faire reculer le manteau des ténèbres. Cette espérance, qui sait : l'endroit d'une réalité dont l'envers nous fait peur, ne peut être dite qu'en tremblant. »
Balkan Express [1983 - Yougoslavie, 105 min. C] R. Branko Baletić. Sc. Gordan Mihić. Ph. Vladislav Lasic. Mus. Zoran Simjanović. Mont. Vuksan Lukovac. Pr. Art Film, Inex Film (Belgrade). I. Dragan Nikolić (Popaj), Bora Todorović (Pik), Tanja Bošković (Lili), Bata Živojinović (Stojčić), Olivera Marković (la tante), Radko Polić (le capitaine Dietrich), Toma Zravdković (le chanteur), Branko Cvejić (Kostica).
~ Le Balkan Express fut un train international de passagers - il a été créé durant la Première Guerre mondiale et remplaça l'Orient Express - qui circulait entre l'Europe centrale en passant par les Balkans jusqu'à Istanbul en Turquie. Une troupe de musiciens itinérants, spécialisés dans le vol et l'escroquerie, prend donc le nom de Balkan Express Band. Il est composé de quatre hommes et une femme (Lili). Nous sommes en 1941 et les nazis ont envahi la Yougoslavie. Les musiciens chapardeurs s'installent alors dans un appartement abandonné. Les militaires les en chassent. Deux membres du groupe disparaissent dans la nature. Ont-ils été tués ? Les deux autres échappent au recrutement pour le travail forcé. Ils retrouvent Lili dans un asile de nuit. Ils entrent dans un cabaret fréquenté par des officiers allemands qui maltraitent un chanteur d'orchestre afin qu'il interprète Lili Marlène. Un serveur poignarde l'un des officiers de la Wehrmacht et prend le maquis. Les trois rescapés du Balkan Express Band tentent de survivre comme ils peuvent, entre ruse et collaboration...
L'unique film répandu du cinéaste monténégrin Branko Baletić, natif de Belgrade en 1946. Balkan Express n'a néanmoins jamais été distribué en France, semble-t-il. C'est incontestablement une œuvre caractéristique du renouveau du cinéma yougoslave - nous en parlons plus bas à propos de Baril de poudre réalisé par Goran Paskaljević en 1998. Balkan Express offre des particularités appréciables : un sens du rythme, un enracinement populaire authentique et un don humoristique et narratif digne de la meilleure comédie à l'italienne. Le message profond l'apparenterait tout de même à la veine littéraire d'un Jaroslav Hašek ou d'un Bohumil Hrabal en Tchéquie, d'un Frigyes Karinthy en Hongrie. Tôt ou tard, les habitants d'une nation opprimée, bons ou mauvais, courageux ou poltrons, conformistes ou marginaux, se retrouvent ensemble pour chasser l'occupant. Et souvent malgré eux-mêmes. Balkan Express défait l'imagerie d'Épinal de la Résistance propagée après-guerre. Un film injustement méconnu hors de son aire géographique.
Ballade du soldat (La) (Баллада o солдате) [1959 - U.R.S.S., 92 min. N&B] R. Grigori Tchoukhraï. Sc. Tchoukhraï et Valentin Ejov. Ph. Eva Savelieva et Vladimir Nikolaïev. Déc. Boris Nemetchek. Mus. Mikhaïl Ziv. Prod. Mosfilm. I. Vladimir Ivachov (Alexeï Skvortsov dit Aliocha), Janna Prokhorenko (Choura), Antonina Maksimova (la maman d'Aliocha), Nikolaï Krioutchkov (le général), Evgueni Ourbanski (Vassia, l'invalide), Elsa Lejdeï (l'épouse de Vassia, l'invalide).
~ Le réalisateur ukrainien Grigori Naoumovitch Tchoukhraï (1921-2001) avait vécu dans sa chair les horreurs et les drames de la Seconde Guerre mondiale. Elle prit, dans le cadre soviétique, la forme d'une lutte patriotique à la suite de l'invasion allemande du 22 juin 1941 (Opération Barbarossa). Le cinéaste servira dans un régiment de parachutistes sur plusieurs fronts, et notamment à Stalingrad. Il sera décoré de la médaille pour la défense de cette ville et de celle de l'Ordre de la guerre patriotique. Dans Ciel pur (1961), il aura la grandeur de narrer l'histoire amère d'un aviateur qui, contrairement à lui, tombera injustement en disgrâce auprès du commandement militaire et du Parti communiste. S'agissant de La Ballade du soldat, l'humaniste Grigori Tchoukhraï déclarait ceci : « J'ai été soldat. C'est comme soldat que j'ai parcouru le chemin de Stalingrad à Vienne. En route, j'ai laissé beaucoup de camarades qui m'étaient chers. (...) Ce que nous avons voulu montrer, Valentin Ezhov et moi, ce n'est pas comment notre héros a fait la guerre, mais quelle sorte d'homme il était, pourquoi il s'est battu. Renonçant aux scènes de bataille (...) nous avons cherché un sujet qui flétrit la guerre. (...) Ce garçon (le jeune soldat Aliocha) pouvait devenir un bon père de famille, un mari affectueux, un ingénieur ou un savant, il pouvait cultiver le blé ou des jardins. La guerre ne l'a pas permis. Il n'est pas revenu. Combien d'autres ne sont pas revenus ! » [Grigori Tchoukhraï, propos reproduits dans Le cinéma russe et soviétique, L'Équerre, Centre Georges-Pompidou, 1981]. La Ballade du soldat est, par conséquent, l'un des films essentiels de la déstalinisation des esprits, tout comme l'aura été l'inoubliable Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov et Sergueï Ouroussevski, tourné deux ans plus tôt. Dans le film de Tchoukhraï, le héros traditionnel du cinéma soviétique n'est plus envisagé de l'extérieur, comme figure quintessenciée de l'idéologie monolithique au pouvoir. Il est perçu désormais de l'intérieur, dans ses moments de bravoure certainement mais aussi dans ses zones d'ombre et de fragilité. C'est précisément « parce qu'il a peur, en plein combat, qu'il est devenu un héros malgré lui et qu'il bénéficie de 24 heures de permission. Ce qui lui vaut, pendant son voyage devenu une odyssée, de rencontrer l'amour sous les traits d'une jeune fille embarquée clandestinement dans un train militaire. Mais la guerre tue les amours naissantes. Les deux jeunes gens seront définitivement séparés, et après avoir embrassé sa mère, le jeune soldat retournera au front pour y mourir. L'anecdote est simple, brève et brillamment contée dans un style émouvant. Un sentiment sincère : la haine de la guerre, une haine sans académisme ni complaisances douteuses », écrivait Roger Boussinot. (op. cité). Tchoukhraï avait choisi des acteurs jeunes et sans expérience pour jouer les deux principaux rôles. Il eut entièrement raison : la fraîcheur d'esprit et la pureté des sentiments ne furent jamais mieux exprimées que par Vladimir Ivachov et Janna Prokhorenko.
Bande à part [1964 - France, 95 min. N&B] R. Sc. Dial. Jean-Luc Godard, d'après le roman de Dolores Hitchens (Fool's Gold). Ph. Raoul Coutard. Mus. Michel Legrand. Mont. Agnès Guillemot. Mixage. Antoine Bonfanti. Script. Suzanne Schiffmann. Prod. Anouchka Films, Orsay Films (Paris) / Godard, Claude Ganz. I. Anna Karina (Odile Monod), Claude Brasseur (Arthur Rimbaud), Sami Frey (Franz), Louisa Colpeyn (Victoria), Danièle Girard (le professeur d'anglais), Georges Staquet (Roger).
~ Deux jeunes hommes (Brasseur, Frey), imbibés de séries noires, font la connaissance d'Odile (Anna Karina) dans un cours d'anglais. Cette dernière travaille au pair chez une vieille dame qui dissimule une fortune dans sa villa des bords de Marne. Arthur et Franz conspirent avec Odile pour s'en emparer. L'aventure tourne au tragique : l'aïeule meurt étouffée et Arthur est abattu... Franz et Odile s'embarquent alors pour l'Amérique du Sud.
Ce n'est pas tant l'histoire ou la narration qui retiendront l'attention ici. Godard tient surtout à décrire des personnages qui font bande à part. La spontanéité de l'interprétation, sa joyeuseté, son humour mais aussi sa gravité diffuse en font le prix : « [...] cette comédie burlesque, où l'on esquisse trois pas de danse, où l'on respecte une vraie minute de silence, est aussi un film mélancolique sur l'amour et la mort. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité) Les protagonistes de cette histoire sont certainement plus droits avec eux-mêmes que la plupart d'entre nous. Godard en parlait ainsi : « Ce sont des gens réels, et c'est le monde qui fait bande à part, c'est le monde qui se fait du cinéma, qui n'est pas synchrone. »
Bandera (La) [1935 - France, 98 min. N&B] R. Julien Duvivier. Sc. dial. J. Duvivier, Charles Spaak d'après Pierre Mac Orlan. Ph. Jules Krüger, Marc Fossard. Mus. Jean Wiener, Roland Manuel. Mont. M. Poncin. Pr. SNC. Jean Gabin (Pierre Gilieth), Annabella (Aïcha la Slaoui), Margo Lion (Planche-à-Pain), Viviane Romance (la fille de Barcelone), Robert Le Vigan (Franando Lucas), Pierre Renoir (capitaine Weller), Aimos (Marcel Mulot), Gaston Modot (soldat Muller).
~ Pour avoir commis un meurtre, Pierre Gilieth (Gabin) s'engage dans la Légion espagnole afin de faire table rase de son passé. Il est retrouvé par Lucas, un délateur alléché par la prime que les parents de la victime lui promettent. Les deux hommes apprennent pourtant à se connaître et une estime réciproque commence à se faire jour...
À la source du film, il y a un roman - publié en 1931 - et un auteur, Pierre Mac Orlan (1882-1970). L'œuvre mouvante, angoissée, hantée de l'auteur du Quai des Brumes que Carné mettra en scène trois ans plus tard, mérite d'être reconnue à sa juste place. Louis Ferdinand Destouches, alias Céline, qui admettait si difficilement le talent de ses pairs, dira : « Mac Orlan avait tout prévu, tout mis en musique, trente ans à l'avance. » Ce pressentiment inquiet du devenir, plus intuitif que prémédité, et auquel on accola l'étiquette de "fantastique social", devait, tôt ou tard, recouper le sentier du "réalisme poétique" au cinéma. Du reste, les personnages du romancier sont à l'image même du romancier. Ils camouflent leur véritable identité, s'en reconstruisent une ou plusieurs autres, toutes de nature à brouiller les pistes. La Bandera est ainsi fait : qui sont donc Pierre Gilieth (J. Gabin) ou son persécuteur, Fernando Lucas (R. Le Vigan) ? Quant au romancier, il s'appliqua lui-même à effacer les signes de ses jeunes années pour se construire une biographie légendaire, gommant également son nom de famille (Dumarchey) , « au profit d'une personnalité littéraire au nom fantaisiste dont le passé coïncidait merveilleusement avec son œuvre. » [B. Baritaud) Duvivier trouva dans le roman de Mac Orlan matière à exprimer sa vision pessimiste de l'humanité. De ses périodes traversées avec incertitude et pauvreté - à la fin des années 1900 - l'auteur en conserve également la trace. Tel Mac Orlan à ce moment-là, il faut imaginer, en Pierre Gilieth, « une existence médiocre, inquiète, dominée par des préoccupations de survie, des mois à la fois fébriles (l'obsession de manger) et désœuvrés. » [B. Baritaud, Pierre Mac Orlan, sa vie, son temps, Librairie Droz, 1992] Toutefois, le récit n'est pas le simple fruit d'une imagination fertile. Mac Orlan avait pour méthode d'effectuer des reportages préparatoires à ses romans. La Bandera avait été précédée par une enquête conduite en Espagne, au Maroc et en Algérie (Légionnaires, 1930). Au passage, si l'œuvre s'inscrivait dans un contexte colonial, pouvait-on l'incriminer, comme ce fut le cas plus tard, pour cette seule raison ? La force du film (et du roman) transfigure le décor. Soyons honnêtes, tout de même, La Bandera de Mac Orlan n'est pas une exclusivité. « Des existences éperdues et sans joie qui s'achèvent dans les dunes du Sahara, on en rencontre dans bien des œuvres de Mac Orlan », écrit France Marie Frémeaux [In : Dictionnaire des orientalistes de langue française, sous la dir. de F. Pouillon, Karthala, 2008]. Le fait ne se discute point... et de légionnaires, il en est souvent question : Le Camp Domineau (1937) ou Carrefour des trois couteaux (1940) pour ne citer qu'eux. Au-delà, c'est un événement plus déterminant qui explique La Bandera. Le roman est inspiré par le malheur d'un frère, Jean Dumarchey en l'occurrence. L'écrivain n'avait-il pas confié, en secret, que ce fut, à la suite d'un meurtre, que ce dernier incorpora la Légion étrangère ? Pierre Gilieth s'est, quant à lui, engagé dans la Légion espagnole après avoir commis un assassinat à Rouen, rue Saint-Romain (ndlr : dans le film, ce sera Paris, rue Saint-Vincent). « Il meurt au combat, pleuré par une jeune prostituée, Lalla Aïcha, "fille de la douceur". On est en 1928, le Rif s'est embrasé. » (F. M. Frémeaux) Fondamentalement, il ne faut appréhender dans cet acte nul héroïsme, nulle morale. « Quand j'aurai l'uniforme sur le dos, je serai tranquille », dit Gilieth. Mac Orlan traduit : « Il se cramponnait à cette idée comme un naufragé à une bouée. L'uniforme de la Légion devait le protéger contre lui-même et contre les autres. » Puis, il termine le chapitre IV ainsi : « Il s'endormit dans le calme, tel qu'il était un an plus tôt quand il dominait son petit peuple de filles et de malfaiteurs. » L'équivoque est totale : Qui est donc Pierre Gilieth ? Jean Gabin aima La Bandera. Il rêvait, dès lors, d'incarner Pierre Gilieth à l'écran. Sur le tournage de Maria Chapdelaine, l'année précédente, il découvrit une identique passion chez Julien Duvivier. Ainsi, le projet s'ébaucha et finit par devenir réalité. La Bandera symbolisera, pour les deux hommes, le début d'ambitions artistiques plus grandes. L'adaptation s'avérait pourtant coûteuse : la plus large partie du roman se déroulait effectivement dans l'ex-zone espagnole du Maroc. Des figurants seront d'ailleurs prêtés par l'armée espagnole du général Franco. À sa sortie, le film comportera même une dédicace au général. Toutefois, celle-ci sera prudemment retirée lorsque s'enclenchera la Guerre civile.
Pour transcrire le roman à l'écran, Julien Duvivier et Charles Spaak tiennent à associer l'écrivain. Mac Orlan précisera : « Entre le roman et le film, la différence n'est pas grande. » Oui et non, dirions-nous. Le film sera prioritairement envisagé du point de vue de Gilieth/Jean Gabin : cela nous prive d'évaluer, avec plus d'exactitude psychologique, la rivalité amoureuse des adversaires Gilieth/Lucas (Gabin/Le Vigan) autour de la belle marocaine Aïcha (Annabella). C'est sans doute logique puisque Duvivier écourte le roman. La conclusion du film est nettement romantique : Lucas, seul survivant, réplique, à l'appel des noms des sacrifiés de La Bandera : "Mort à l'ennemi !", en ajoutant que Gilieth vient d'être nommé caporal au champ d'honneur. Le public ne verra donc pas Lucas, démis de ses fonctions de policier, se marier, se faire appeler du nom de son ennemi puis de celui de Juan Moratin, réintégrer la Légion afin d'y revoir une Aïcha enlaidie et méconnaissable, ayant pratiquement oublié qui fut Pierre Gilieth. Voilà pourtant la partie la plus bouleversante du roman, en tous cas la plus apte à nous introduire dans cette matière instable qu'est le monde de Mac Orlan. Julien Duvivier, cinéaste des faux-semblants et du mensonge, y aurait trouvé, à son tour, une substance nettement plus riche et plus révélatrice. Tel quel, La Bandera fascine tout de même. Duvivier brille dans les scènes d'intérieur, là où il peut le mieux dévoiler la nature impénétrable de ses personnages qui, pour fuir un passé qui les condamne, l'enfouissent dans une captivité qui leur assure une immunité provisoire. « Ainsi, vous êtes de la police. Si j'avais connu votre identité plus tôt, je vous aurai rayé de l'effectif. Des gens comme vous n'ont rien à faire chez nous. Nos hommes méritent qu'on les oublie », lâche Weller, l'officier borgne au front balafré (P. Renoir), lorsqu'il découvre, au moment d'expirer, l'identité réelle de Lucas. La performance artistique - Annabella exceptée - est, au demeurant, étourdissante. Les acteurs y sont à leur place. La Bandera est devenu mythe grâce aux prestations habitées d'un Gabin, d'un Le Vigan voire d'un Pierre Renoir.
- Dans le roman, il est rappelé que la Légion étrangère espagnole, créée par un décret royal datant de 1920, est divisée en huit unités formant corps. On les nomme banderas, du mot bannière. "Elles possèdent chacune des fanions magnifiques qui correspondent à leur nom." Mac Orlan ne s'éloigne pas de la réalité : il fait diriger cette légion par son premier commandant authentique, l'officier franquiste José Millán-Astray (1879-1954) qui, durant la guerre dans le Rif, en 1921, sera grièvement blessé, perdra l'œil droit et sera amputé du bras gauche. L'auteur écrit : "Aussi, la silhouette maigre et énergique de Millán-Astray est-elle inoubliable. Tels étaient peints, par Vélasquez, les grands capitaines castillans à l'époque où l'infanterie espagnole était la plus célèbre du monde." Dans le capitaine Weller, joué par Pierre Renoir, on ne doit pas penser à Millán-Astray bien sûr... mais, à cette frénésie guerrière qui se moque de la vie. S'il n'y a chez les légionnaires mis en scène par Duvivier, nulle idéologie, en revanche, leur détermination nihiliste coïncide, dans l'action, avec le cri de ralliement fasciste Viva la Muerte ! dont Millán-Astray fut d'ailleurs l'auteur.
- Pour incarner Aïcha, on comptait initialement sur Tela-Tchaï, une danseuse qui cachetonnait dans des figurations exotiques. La production changea d'avis : on voulut faire appel à une artiste de renom. Annabella, alias Suzanne Charpentier (1907-1996), qui s'était merveilleusement illustrée dans Le Million (1931) et Quatorze Juillet (1933) - elle était née un 14 juillet ! - de René Clair, mais surtout dans le poétique Marie, légende hongroise (1932), film de Paul Fejos, fut alors pressentie. Elle était pourtant en convalescence auprès de sa famille au Pilat, près d'Arcachon (Gironde). Un accident survenu sur le tournage de Variétés de Nicolas Farkas, où elle jouait avec Gabin, l'avait immobilisée. Elle accepta la proposition par amitié pour l'acteur du Quai des Brumes. Son talent n'est nullement en cause, loin s'en faut... mais le rôle d'une femme au passé obscur ne lui convenait sûrement pas.
- Il serait intéressant de comparer la destinée personnelle, au cours de la période avant l'Occupation et pendant l'Occupation, de quelques-uns des artistes de La Bandera : entre un Robert Le Vigan (1900-1972), collaborationniste et propagandiste antisémite, frappé à la Libération de dégradation nationale, ou un Aimos, tué par les troupes allemandes lors de l'Insurrection de Paris (20/08/1944), en passant par Jean Gabin, servant dans un régiment blindé FFI. S'agissant de Le Vigan, Duvivier, aux côtés de Louis Jouvet et du couple Barrault-Renaud, essaya de le sauver en déclarant à la Cour de justice de la Seine : "Je ne puis dire que je le considère comme un homme parfaitement normal. Il est susceptible de subir des entraînements que rien de censé ne peut justifier." Son amitié indéfectible et coupable pour Céline constitue-t-elle un de ces "entraînements" inexplicables ? Lire, entre autres, de cet écrivain, D'un château l'autre (1957) qui relate leur fuite à Sigmaringen en 1944. Dans ces périodes troubles et troublées, l'écran français ne fut donc ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir. Ce fut néanmoins une des époques les plus ineffaçables de notre cinéma.
Barbarosa (titre alternatif francophone : La Vengeance mexicaine) [1982 - E.-U., 90 min. C] R. Fred Schepisi. Sc. William Wittliff. Ph. Ian Baker. Mus. Bruce Smeaton. Pr. Paul Lazarus III/Inc. Television Company. I. Gary Busey (Karl Albert Westoff), Willie Nelson (Barbarosa), Gilbert Roland (Don Braulio Zavala), Isela Vega (Josephina Zavala). de
~ Karl, un jeune fermier texan, fuit sa contrée pour avoir tué par accident son beau-frère. Il rencontre dans le désert mexicain un bandit notoire surnommé Barbarosa (W. Nelson). Celui-ci est pourchassé par de nombreuses personnes qui rêvent d'avoir sa peau. Pour ces raisons-là, les deux hommes font cause commune. Barbarosa semble atteint par les balles d'Angel (Luis Contreras), un chef de bande qui est à sa recherche. En réalité, Karl, sommé de l'ensevelir, s'aperçoit que Barbarosa vit encore. Plus tard, la nouvelle de la résurrection de Barbarosa ne fera qu'amplifier sa dimension légendaire...
Troisième LM du réalisateur australien Fred Schepisi qui s'est fait connaître avec The Devil's Playground (1972), inspiré par sa jeunesse dans la banlieue de Melbourne, puis Le Chant de Jimmy Blacksmith (1978) présenté au festival de Cannes. Barbarosa - un western - inaugure une série de films tournés aux États-Unis, dont le plus célèbre (peut-être) en France serait l'adaptation réussie du roman d'espionnage de John le Carré, The Russia House (1991) avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer. Barbarosa n'a rien d'un film de l'Ouest américain. Ici, l'on se sent plus proche d'une nature intacte et saine. Ici, l'on se sent au contact d'une sauvagerie plus conforme aux instincts de survie qu'à l'explosion d'une perversité dominatrice. Ni western classique, ni western anticonformiste, ni western parodique, Barbarosa crée d'authentiques personnages hallucinés et sans contrefaçon aucune, signes d'originalité dans le cinéma contemporain.
Barberousse (赤ひげ, Akahige) [1965 - Japon, 185 min. N&B] R. Akira Kurosawa. Sc. Masato Ide, Ryûzô Kikushima, Hideo Oguni, A. Kurosawa, d'après le roman de Shûgorô Yamamoto [Akahige Shinryôtan / Le Dispensaire de Barberousse]. Ph. Asakazu Nakai, Takao Saitô. Mus. Masaru Satô. Déc. Yoshiro Muraki. Mont. Reiko Kaneko. Prod. Tôhô / Kurosawa. I. Toshirô Mifune (Kyojô Niide, alias Barberousse), Yûzô Kayama (Noboru Yasumoto, le nouveau médecin interne), Yoshio Tsuchiya (Dr. Handayu Mori), Kyôko Kagawa ("La Mante religieuse", la jeune internée), Reiko Dan (Osuji, la garde-malade), Tsutomu Yamazaki (Sahachi, le réparateur de roues), Miyuki Kuwano (Onaka), Eijirô Tono (Goheiji, le gérant de logements), Takashi Shimura (Tokubei), Kamatari Fujiwara (Rokusuke), Kinuyo Tanaka (la mère de Noboru), Chishu Ryu (la père de Noboru).
~ À la fin de l'ère Tokugawa (XIXe siècle), le jeune Noboru Yasumoto (Yûzô Kayama), ayant étudié dans une école de médecine néerlandaise à Nagasaki, revient à Edo (aujourd'hui Tokyo) à la demande de son père qui lui conseille de visiter le dispensaire tenu par le directeur de l'hôpital public Koishikawa, Kyojô Niide alias Barberousse (T. Mifune). Homme au caractère fortement trempé, sévère et obstiné, Barberousse est néanmoins très respecté et admiré par ses pairs. Son dévouement et son désintéressement à la cause des malades de pauvre condition lui valent une reconnaissance extraordinaire. Il a d'ailleurs instauré le principe de la consultation gratuite. Noboru apprend alors qu'il sera affecté auprès de Barberousse. La nouvelle le désappointe car il envisageait plutôt d'être médecin auprès du Shogunat (gouvernement militaire)...
Deux tendances majeures façonnent l'œuvre - une trentaine de LM - d'Akira Kurosawa (1910-1998) : d'une part, celle de la tragédie antique ou celle de l'homme prisonnier du fatum [Le Château de l'araignée, 1957 ; Kagemusha, l'Ombre du guerrier, 1980 ; Ran, 1985] et d'autre part, celle du drame à l'échelle humaine [Vivre, 1952 ; Dodes'kaden, 1970 ; Dersou Ouzala, 1975]. Dans la partie humaniste de son opus, sont observées les misères de notre monde lesquelles peuvent sévir séparément ou conjointement - pauvreté, maladie, vieillesse. Kurosawa les décrit sans complaisance tout en s'efforçant d'en tirer une parabole sur la société des hommes. Barberousse doit être rattaché à cette lignée de films. Après l'achèvement d'Entre le ciel et l'enfer (1963), un policier qu'il situe à Yokohama et où il ne se fait pas faute d'opposer à la misère des bas quartiers celle d'un industriel florissant de la chaussure, Kurosawa découvre l'écrivain Shûgorô Yamamoto (1903-1967) à travers son roman, Le Dispensaire de Barberousse (1959). L'œuvre l'intéresse très fortement. Il en conçoit une adaptation sensiblement modifiée. Le romancier ne s'en offusque nullement : il déclare même que le film de Kurosawa est meilleur que son livre. Quoi qu'il en soit, Yamamoto deviendra, au fil des années, l'écrivain de prédilection du réalisateur qui s'inspirera de son roman, Une ville sans saisons pour Dodes'kaden.
Akahige raconte la prise de conscience progressive d'un jeune médecin, Noboru Yasumoto, initialement assoiffé de gloire et d'argent, au contact d'un homme certes rugueux mais doté d'une immense expérience humaine. Il perçoit dès lors la valeur de la leçon de vie enseignée par Barberousse : renoncer aux honneurs et au luxe pour mieux se trouver soi-même en soignant ceux qui souffrent le plus. Charles Tesson écrit : « Le maître a sur le novice la même fonction de révélateur que le cancer pour le héros de Vivre qui fait bifurquer un destin tout tracé. » [In : Akira Kurosawa, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 2007] En outre, il faut capter ici l'injonction à regarder la misère et la souffrance en face, dût-elle avoir un aspect insoutenable. Quand Barberousse, penché vers le lit d'une femme éventrée et gémissante de douleur, dit à Noboru, sur le point de s'évanouir : « Ne détourne pas les yeux, regarde bien comme on recoud », il faut y voir le rappel d'une expérience personnelle, celle du cinéaste lui-même. L'enfance d'Akira Kurosawa est en effet très influencée par son frère Heigo, de quatre ans son aîné. Kurosawa rapporte qu'à la suite du séisme de septembre 1923 dans l'île de Honshû, la plus importante de l'archipel et la catastrophe la plus meurtrière de l'histoire du Japon : elle causa au moins 90 000 morts et la destruction quasi complète des villes de Tokyo et Yokohama, Heigo l'emmène dans les quartiers les plus endommagés de la capitale et que lorsqu'il tente de détourner les yeux des cadavres jonchant les rues, son frère l'en empêche pour l'obliger à affronter ses peurs. Cet événement a sûrement influencé la sensibilité de Kurosawa qui donnera par ailleurs un film comme Vivre dans la peur (1955), qui aborde le thème du traumatisme collectif suite aux bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki. Heigo ne lui répondait-il pas au moment du tremblement de terre : « Si tu fermes les yeux devant un spectacle effrayant, la terreur va finir par te gagner. Si tu le regardes en face, il n'y a plus rien que tu craindras » ? [A. Kurosawa, Comme une autobiographie, Seuil, 1985]. L'horreur c'est aussi cette jeune femme "folle" qu'on surnomme la "mante religieuse" (Otoyo / Kyôko Kagawa) et que le jeune médecin entreprend de soigner, à ses risques et périls. Or, ce dernier, exténué par la fièvre, est à son tour assisté par Otoyo. Du coup, comme le rappelle Charles Tesson, « une chaîne se forme, inversant la spirale de la déréliction, prolongée par Otoyo qui prend en charge un garçon empoisonné » dans un suicide collectif familial. Barberousse est un des rares films du maître nippon qui se referme sur une lueur d'espoir. Il est aussi le dernier film en noir et blanc du cinéaste et le dernier des seize films tournés avec Toshirô Mifune, son acteur-fétiche. Très populaire grâce au personnage de Sanjuro (1962), Mifune vient de fonder sa société de production et réalise L'Héritage des 500 000, un film de guerre se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale. Or, le tournage de Akahige s'éternisant, la tension entre Kurosawa et Mifune se fit jour. En outre, il semblerait que l'acteur soit entré en conflit avec le réalisateur au sujet de l'interprétation de Barberousse que Kurosawa souhaitait bien plus pacifique et bien moins spectaculaire. En dernier ressort, il faut aussi constater que Barberousse est le reflet d'un cinéma nippon en voie d'extinction, celui des grands studios comme Shôchikû ou Tôhô pour lesquels a travaillé Kurosawa.
Baril de poudre (Буре барута) [1998, Serbie, France, Grèce 102 min. C] R. Goran Paskaljević. Sc. Filip David, Zoran Andrić d'après la pièce de Dejan Dukovski. Ph. Milan Spasić. Mus. Zoran Simjanović. Déc. Milenko Jeremić. Mont. Petar Putniković. Cost. Zira Mojsilović- Popović, Suna Ciftçi. Pr. G. Paskaljević, Antoine de Clermont-Tonnerre, Eliane Lacroix. I. Miki Manojlović (Mané, l'homme qui revient au pays), Nebojša Glogovac (le chauffeur de taxi), Aleksandar Berček (Dimitri), Lazar Ristovski (le boxeur assassin), Bogdan Diklić (Jean, le propriétaire de la Coccinelle), Vojislav Brajović (Topaz Topi, l'ancien étudiant révolutionnaire), Mirjana Joković (Ana), Ljuba Tadić (le chef d'orchestre), Dragan Nikolić (l'autre boxeur, ami de Jean), Bata Živojinović (le conducteur de bus), Danilo Stojković (M. Viktorović), Nikola Ristanovski (Boris, l'artiste du cabaret), Milena Dravić (la dame du bus avec le chapeau et l'étole en renard), Mirjana Karanović (Natalia). Prix FIPRESCI, Mostra de Venise 1998.
~ Décédé à Paris, à l'automne 2020, le réalisateur serbe Goran Paskaljević fut une des personnalités les plus intéressantes du cinéma de la défunte Yougoslavie. Il avait 73 ans. Très jeune, il travailla auprès de son beau-père à la cinémathèque de Belgrade, une des institutions filmiques les plus riches de l'Est européen. C'est dans le climat du Printemps de Prague qu'il étudie à la célèbre FAMU de la capitale tchèque, aux côtés de ses compatriotes Rajko Grlić, Srdjan Karanović, Goran Marković et Lordan Zafranović. Ces futurs réalisateurs vont contribuer grandement au renouveau du cinéma yougoslave qui trouvera son point d'orgue avec la consécration du Bosniaque Emir Kusturica qui obtiendra la Palme d'Or à Cannes en 1985 avec Papa est en voyage d'affaires. Paskaljević, auteur de seize LM, débute, quant à lui, avec Un gardien de plage en hiver (1976), triste récit d'une idylle amoureuse en marge de la société. Le film est distingué au festival du film qui se tient dans l'amphithéâtre romain de Pula en Croatie. La filmographie de Paskaljević frappe par l'intérêt qu'il porte à l'émigration, au retour au bercail, au brassage interculturel, à l'histoire. Des films comme Twilight Time (1982), L'Amérique des autres (1989) et Songe d'une nuit d'hiver (2004) sont particulièrement captivants. Cette dernière œuvre évoque les conséquences de la guerre funeste qui a embrasé la République fédérative socialiste de Yougoslavie et entraîné sa disparition effective en 1992. Baril de poudre est chargée d'une raillerie incendiaire que la pièce du Macédonien Dejan Dukovski inspire à merveille. Le titre le suggère fortement et Topi (Brajović), une copie déformée du Che, s'exclame : « Les Balkans c'est un baril de poudre ! » Le réalisateur l'a certainement adaptée parce qu'il y trouvait là « l'esprit des Balkans » dans lequel chaque habitant de ces régions pourrait se reconnaître. Le générique nous prévient : on entend un acteur grimé déclarer sur la scène du cabaret Balkan qu'on va « en prendre plein la gueule ». Ensuite le film s'ouvre sur l'image d'un chauffeur de taxi (Glogovac) transportant un homme de retour au pays (Manojlović). Il lui jette à la figure : « Quel pays de merde. Tous ceux qui ont un peu de cervelle sont partis. » Sa radio diffuse des informations sur le pays : on évoque la réaction du président serbe Slobodan Milošević à l'égard du Kosovo, là où le premier signal des conflits fut donné, dix mois après le décès du légendaire maréchal Tito, survenu un 4 mai 1980. Dans cette région frontalière avec l'Albanie, située au sud de l'ex-Yougoslavie. Ici, les Serbes et les Monténégrins avaient vu s'effondrer, pour des motifs démographiques, mais aussi à cause de modifications constitutionnelles, la prédominance qu'ils avaient jusque-là exercée dans le gouvernement de la région. Ce fut pour eux un véritable traumatisme. D'autres chocs surviendront à la suite... Paskaljević n'aborde aucunement le terrain étroitement politique. Il pense, à raison, que le mal est plus profond. Plus rien ne fonctionne normalement au pays des Slaves du Sud... À ce sujet, l'actualité des assemblées populaires en Serbie tend à le démontrer - on les nomme zbors : ce fut paradoxalement l'acronyme d'une formation yougoslave d'extrême droite soutenue par le Troisième Reich durant l'entre-deux guerres. Le marasme est donc persistant. Baril de poudre n'est pas anachronique, loin s'en faut. Le scénario égrène, sans fil narratif conducteur, des situations et des personnages nouveaux ou déjà vus auparavant. Les séquences ont un dénominateur commun : au cœur d'une nuit de cauchemar, jalonnée de prises de vue sur l'asphalte mouillée des rues belgradoises, les protagonistes se débattent dans l'obscurité d'un monde corrompu qu'ils veulent anéantir d'une rage autodestructrice. La victime se fait bourreau et vice-versa : le chauffeur de taxi et le flic ; les deux pugilistes ; Mané de retour au pays et son rival amoureux - et, parfois, un personnage décide de faire tout exploser - le boxeur avec la grenade qu'une curieuse passagère extirpe dans un compartiment de train ; les automobiles aux carburateurs siphonnés dont le chauffeur de taxi provoque l'embrasement général... Un baril de poudre à l'image d'une fédération qui se consume dans le feu et le sang, vaincue par le clanisme mesquin et les particularismes ethnico-confessionnels. Embarqués dans cette galère absurde, les protagonistes de toutes ces histoires questionnent leur part de culpabilité. Baril de poudre s'achève dans un bar où un consommateur s'exclame, face à nous : « À... notre avenir ! » Goran Paskaljević offre, de bout en bout, « une mise en scène brillante, hallucinée, (qui) nous entraîne dans une spirale infernale tempéré par un humour noir sous-jacent [voir, par exemple, la séquence de l'autobus où un jeune imprécateur (Sergej Trifonović) a pris la place du conducteur retardataire qui boit excessivement pour oublier qu'il était initialement professeur (Živojinović)]. Une superbe tragi-comédie, flamboyante, effrénée, interprétée par de magnifiques comédiens. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité).
Bàrnabo delle montagne [1994 - Italie, France, Suisse, 124 min. C] R. Mario Brenta. Sc. Angelo Pasquini, M. Brenta avec la collaboration de Francesco Alberti, Enrico Soci, d'après le roman éponyme de Dino Buzzati (1933). Photographie : Vincenzo Marano. Décors : Giorgio Bertolini. Costumes : Paola Rossetti. Son direct : Laurent Barbey. Montage : Roberto Missiroli. Musique : Stefano Caprioli. Production : Tommaso Dazzi pour Nautilus Film (Rome), Les Films Number-One-Flach Film (Paris). Interprétation : Marco Pauletti (Bàrnabo), Duilio Fontana (Berton), Carlo Caserotti (Molo), Antonio Vecellio (Marden), Angelo Chiesura (Del Colle), Alessandra Milan (Ines), Elisa Gasperini (la grand-mère).
~ Présentons succinctement Mario Brenta : natif de Venise, en 1942. Il appartiendrait donc à la génération d’un Bernardo Bertolucci, d’un Dario Argento voire d’un Gianni Amelio. Il n’a pourtant pas acquis semblable renommée. Le créateur est rare et secret. Tout ce qu’il a réalisé n’est pourtant jamais passé inaperçu, du moins aux yeux des initiés. Graphiste dans la publicité, il nourrissait depuis toujours une passion pour le cinéma. À cet effet, il s’installera à Rome où il s’emploiera comme scénariste. Au début des années 60, il devient l’assistant réalisateur d’Eriprando Visconti, l’un des petits-fils du célèbre Luchino, pour Una storia milanese. La rencontre qui le marquera durablement sera celle faite avec Ermanno Olmi. Un documentaire Effetto Olmi reflète cette influence, à travers le tournage d’ À la poursuite de l’étoile du cinéaste lombard. L’année suivante, il participe avec Olmi à la fondation d’une école de formation, Ipotesi Cinema qui permettra même de soutenir la production de films. C’est le cas de Maicol, qu’il réalise en 1988. Le film obtient le prix Georges Sadoul du meilleur film étranger et le prix « Film et Jeunesse » au Festival de Cannes. Maicol est le récit difficile d’une enfant de 5 ans froidement traitée par une mère-célibataire. Quatorze ans auparavant, Brenta s’était distingué avec Vermisat, une œuvre encore fortement réaliste sur le parcours misérable d’un père de famille SDF atteint de tuberculose. Présenté à la Mostra de Venise, le film remportera le Prix du Jury à Valladolid. Bàrnabo delle montagne d’après Buzzati était un vieux projet. On remarque qu’Olmi réalise, quelques mois auparavant, Il segreto del bosco vecchio/Le Secret du vieux bois, inspiré du même écrivain. Bàrnabo delle montagne sera sélectionné au Festival de Cannes et bien reçu par la critique. Le cinéaste est ensuite impliqué, au cours des années 2010 et, aux côtés de Karine de Villers, dans la production de documentaires. Brenta a toujours aimé Dino Buzzati. Voici ce qu’il déclarait en 1994 : « Buzzati fut l’écrivain préféré de mon adolescence, mais je n’ai découvert Bàrnabo des montagnes que plus tard, en 1980. J’ai tout de suite eu envie d’en faire un film, j’ai écrit un scénario, mais les années ont passé. […] Il faut du temps pour le cinéma, qui m’apparaît de plus en plus comme un moment de réflexion, surtout depuis que se sont développés, dans le domaine de la communication audiovisuelle, de nouveaux espaces d’intervention plus directs, plus immédiats. » En deuxième instance, les lieux filmés ici sont ceux de son enfance. « Mon père était colonel de chasseurs alpins, il était plus ou moins habillé comme Bàrnabo », confie le réalisateur. Entre Brenta et le récit de Buzzati, il existe donc une autre histoire, personnelle celle-là. Que Bàrnabo vienne postérieurement dans les lectures buzzatiennes de Brenta surprendra un peu. L’œuvre fut la première imprimée, sa publication date de 1933. Or, selon Marcel Brion, dans ce « récit, tout est annoncé que l’on verra plus tard se développer dans les autres livres de Buzzati ; les grands thèmes sont là, qui s’architectureront dans Le Désert des Tartares [ndlr : édité en 1940], et se diversifieront en d’innombrables variations dans ses contes, jusqu’à la toute récente Esperimento di magia [ndlr : réédité en 2009 dans le recueil Nouvelles oubliées, traduites en français pour Robert Laffont]». L’explication du décalage chez Brenta s’explique aisément : c’est précisément le succès du Désert des Tartares qui entraîne la véritable (re)découverte de Bàrnabo. Le thème central de l’ouvrage ressemble fort à celui du célèbre Désert des Tartares. Les hommes se construisent un mythe qui leur permette de nourrir et justifier une existence. Le mythe de Bàrnabo delle montagne c’est la poudrière que les gardes forestiers doivent surveiller nuit et jour tandis que celui du Désert des Tartares c’est l’ennemi qui pourrait surgir aux confins et qu’il faut guetter en permanence du haut du fort Bastiani. Mais la présence d’explosifs sous la roche et les éventuels brigands qui pourraient s’en saisir ou l’irruption des Tartares envahisseurs – les Tartares existent-ils encore ? - ne sont qu’improbabilités. Il se peut que tout cela soit pure anachronie. L’absurdité ne réside pas tant au niveau des faits historiques qu’au niveau des situations réellement vécues. Seconde remarque : l’éditeur regroupe, fort à propos, Bàrnabo et Il segreto del bosco vecchio, celui-ci datant de 1935. Les deux œuvres abordent de manière paradoxale la question du rapport des hommes avec la nature, et, comme conséquence de celui-ci, la relation pathétique qu’ils entretiendraient avec le temps. Attente et fuite des jours et des années, l’homme les affronte dans un duel dissimulé avec la mort. Comme le commandant Giovanni Drogo du Désert des Tartares, l’homme doit faire face à la puissance inflexible du trépas sans faillir. Là se tient son héroïsme : sa capacité à aller au-devant d’elle dans la plus parfaite solitude et la plus absolue résignation. Il s’agit d’un thème fort chez Buzzati, natif de Belluno, commune sise dans la région des Dolomites et qui surplombe la haute vallée du Piave. Comme cette loi propre à son univers : « lorsqu’on s’aperçoit (verbe magique chez Buzzati) de ce qui réellement est en train de se passer, il est trop tard pour agir. » (François Livi). On a l’impression qu’Olmi et Brenta se sont, à un an d’intervalle, partagé la tâche. L’un répondant à l’autre puisque là où Il segreto del bosco vecchio emprunte les voies de la magie féérique, Bàrnabo, tout au contraire, renoue avec le hiératisme mythologique. Plus fondamentalement, dans Il segreto del bosco vecchio l’homme bouscule l’ordre naturel des choses afin de le plier à sa propre exigence, tandis que Bàrnabo inspire l’éternité du monde, le cycle qui se referme, le temps qui ne s’achève jamais parce que l’homme est ici en étroite fusion avec la nature. Mario Brenta filme, pour sa part, les nuées qui s'élèvent entre les roches avec la même concentration qu'il lui faut pour capturer en plongée la lente ascension des hommes dans le sentier. Il saisit encore le relief des visages de la même manière qu'il observe les aspérités du bloc alpin. À cette nature, l'homme y retournera inéluctablement. Comme Bàrnabo disgrâcié, réintégrant non le détachement des gardes forestiers, dont il est irrémédiablement exclu, mais le lieu de « ses sens et de son âme » (M. Brion). Buzzati auréole d’ailleurs les éléments. Dans Il segreto del bosco vecchio les vents n'ont-ils pas des prénoms d'hommes ? L’écrivain, peintre et dessinateur tout autant, croit en l’homme parmi les éléments et non en l’homme au-dessus (ou au centre) des éléments. Autant d’éléments pour accrocher du sens à nos ours et à leur fameuse invasion en Sicile ! « Il segreto del bosco vecchio » ramène sur ce versant. La différence de ton remarquable entre ce dernier et Bàrnabo delle montagne, écrit Marcel Brion, « tient à ce que l’un (Bàrnabo) garde la gravité sombre d’une légende mythologique, et l’autre (Il segreto…) se plie aux caprices de la fantaisie, de la même manière que les contes de fée. » L’œuvre de Buzzati entretient à dessein ce contraste : le fantastique n’étant que le reflet de la nature invisible, celle qui ne peut échapper qu’à des esprits insensibles ou n’ayant pas appris à la percevoir. Chez le romancier, du reste, les indications topographiques elles-mêmes renvoient à une géographie fantastique, tout à la fois précise que surnaturelle – il faut bien évidemment les capter en italien. Citons-en quelques-unes : Rocce del Palazzo, Pagossa, Valle delle Grave, Col Verde… En montagnard averti, Buzzati sait cependant que la roche, le fleuve et la forêt ne sont pas plus immortels que l’homme ou la bête. Rocher, fleuve et forêt se couvrent de neige, craquent, se tordent et agonisent lentement, plus lentement, tellement plus lentement… qu’on les croirait immuables. « L’ambivalence symbolique de la montagne est soulignée tout au long de Bàrnabo. Apparemment hors du temps quand elles se dressent en plein soleil, les montagnes sont néanmoins traversées par des éboulis, leurs sommets sont battus par les vents. Images transparentes de leur soumission au temps. Mais l’homme n’est peut-être qu’un accident dans un monde dominé par l’impassibilité des sommets et par l’empire qu’ils exercent. Nul ne peut résister à leur envoûtement », écrit François Livi. La nature paraît nous ignorer. Son impassibilité face au drame qui se joue à l’ombre du massif préalpin – la disparition de Darrio et la mort du vieux commandant Del Colle -, Mario Brenta parvient à la traduire en images. Rien ne fut plus difficile néanmoins. Comment réveiller un monde immensément statique, immensément mutique que celui de l’attente, univers tout aussi pétrifié qu’habité psychologiquement ? Le réalisateur Valerio Zurlini eut à l’affronter en 1976 avec l’adaptation du Désert des Tartares. Brenta a précisément choisi d’affirmer nettement la dimension intérieure du récit. Celui-ci imprime a priori une optique pessimiste de la condition humaine. Bàrnabo ne pourra jamais compenser sa lâcheté d’autrefois (« Pour faire tomber des cailloux de la montagne, tu as moins peur... », lui lâche un de ses compagnons). Car, les temps ont changé : tuer des contrebandiers aujourd’hui a perdu du sens. Ce qui était jadis une pleutrerie deviendrait maintenant une traîtrise. La grandeur qui suffit serait d’accepter l’ineffaçable faiblesse. En réalité, la nature absout et le temps également. Il faut se plier à cette loi pour accéder à une forme de maturité. « J’ai voulu rendre très physiquement cette impression de montagne-élément vertical en opposition avec la campagne et ses lignes horizontales. L’exil de Barnàbo a lieu à la campagne et il met à plat, en quelque sorte, ses sentiments. À l’unisson du paysage. Là, il expie ses fautes. Et c’est là qu’il comprend ce qu’est la vie », déclare Mario Brenta. La fable se dessine en filigrane. Bàrnabo delle montagne, selon Brenta, relativise donc le jugement a priori. L'idée de cheminement spirituel intérieur est la clef d'accession à la vérité du monde. Aussi, doit-on faire remarquer que le réalisateur intègre une dimension qui est absente chez le romancier. Une ligne de partage s'esquisse entre un univers masculin (la montagne et le corps militaire) et un univers féminin (la plaine et ses paysannes). Bàrnabo expie sa peine dans un univers féminin. Au plan artistique, Brenta ne s’engage nullement dans un chemin que Zurlini n'aurait pu contourner. Où trouver les hauts officiers du Désert des Tartares ? « Travailler avec des acteurs sur un sujet comme celui-ci aurait exigé un effort considérable pour qu’ils deviennent les personnages », affirme, pour ce qui le concerne, Mario Brenta qui ajoute : « Là, l’interprète était déjà le personnage, avec toute la force de l’évidence, et il suffisait de faire sortir les émotions, puis de les capter. » Le réalisateur a retenu la leçon du cinéma italien d’après-guerre. Pourtant, l’esprit et la conception ne peuvent plus être semblables. Désormais, il n’y avait plus aucun culte, plus aucune morale qu’on ne puisse encenser. À la Cima della Polveriera, tout paraissait, en revanche, comme hier. Le sommet farouche ne s’offrait qu’aux audacieux tandis que le soleil se levait et se couchait toujours au même endroit.
Barry Lyndon [1975 - Grande-Bretagne, 185 min. C] R. Sc. Stanley Kubrick d'après Mémoires de Barry Lyndon (1844) de William M. Thackeray. Dir. art. Ken Adam (supervision), Roy Walker. Déc. Vernon Dixon. Cost. Ula-Britt Söderlund, Milena Canonero. Ph. John Alcott. Son. Bill Rowe, Robin Gregory. Mont. Tony Lawson, Rodney Holland. Mus. J-S. Bach, Haendel, Mozart, Paisiello, Vivaldi, Schubert, Frederic II de Prusse, Sean O Riada. Chorégraphie. Géraldine Stephenson. Pr. S. Kubrick/Peregrine, Hawk Films, Warner Bros. I. Ryan O'Neal (Barry Lyndon), Marisa Berenson (la comtesse Lyndon), Leon Vitali (lord Bullington), Dominic Savage (Bullington enfant), Patrick Magee (le chevalier de Balibari), Hardy Krüger (capitaine Potzdorf), Marie Kean (Belle, la mère de Barry), Murray Melvin (le révérend Runt), Steven Berkoff (Lord Ludd), Gay Hamilton (Nora Brady), David Morley (Bryan Patrick Lyndon), Diana Körner (Lischen).
~ Le récit de l'aventurier irlandais Redmond Barry qui devient Barry Lyndon en épousant la comtesse Lyndon. L'histoire s'inspire d'un personnage authentique Andrew Robinson Stoney (1747-1810) dont s'est servi l'écrivain britannique William Makepeace Thackeray (1811-1863) pour écrire un roman picaresque et satirique, publié en 1844 en épisodes successifs, puis réédité à New York en 1852. Stanley Kubrick l'adapte en le divisant en deux parties - Acte 1. By What Means Redmond Barry Acquired the Style and Title of Barry Lyndon ; Acte 2. Containing an Account of the Misfortunes and Desasters Which Belfell Barry Lyndon - et un épilogue. Les Mémoires de Barry Lyndon rédigées par Thackeray couvrent la période allant de 1745 environ à 1814, année du décès du héros. Les dix-neuf ans qu'il passe à la prison de Fleet à Londres y sont traitées très brièvement. Le romancier confie les clefs de la narration à son héros. Barry Lyndon, « homme sans morale, obsédé par la manie de la faire à autrui » [R. A. Colby, Barry Lyndon and the Irish Hero, 19th Century Fiction, University of California Press, 1966] devient donc l'agent mais aussi l'objet de la satire. Thackeray allie le double mérite d'offrir un portrait acide de la société de son époque - surtout celle des classes privilégiées - et de dessiner en creux une sévère condamnation de son narrateur, à savoir Barry Lyndon. « Thackeray a été cruel envers son personnage, il l'a puni en lui faisant retourner ses propres armes contre lui-même », note Henry Suhamy [In : Hypocrisie et ironie dans Barry Lyndon, Université Paris III et XIII, 1978]. L'effet boomerang en somme. En choisissant pareille configuration, l'auteur de Vanity Fair, un des romans-phares de la littérature anglaise, ne laisse aucune échappatoire à toute forme d'expiation. Aussi faut-il comprendre l'indifférence voire l'hostilité avec laquelle son œuvre sera reçue en son temps et même plus tard. Le romancier lui-même n'éprouve guère d'empathie pour ce Barry Lyndon. Il en déconseille la lecture à sa fille, Anne Thackeray Richie. Celle-ci, fort heureusement, ne l'écoutera point. Elle dira même : « Certes, c'est un livre difficile à aimer, mais qu'on admire pour sa puissance et son art consommé. » [Introduction, Biographical Edition of the Collected Works, IV, 1896]. Face à ses détracteurs, Thackeray s'évertue, en revanche, à défendre le sens profond de son roman trop souvent incompris. Quelques confrères en saisissent tout de même l'immense valeur. Anthony Trollope (1815-1882) affirme, par exemple, que Thackeray « n'a jamais écrit quelque chose d'aussi remarquable que Mémoires de Barry Lyndon. » Plus tard, l'Américain William Dean Howells (1837-1920) qui a lu l'œuvre dès 1852 juge qu'il s'agit là « de la création la plus parfaite [...] un fabuleux exploit de pure ironie. » [Thackeray, My Litterary Passions, New York, Harper, 1895]. Plusieurs aspects du roman doivent être retenus afin de jauger, en retour, l'adaptation de Stanley Kubrick : le caractère cosmopolite ou au moins européen de Barry Lyndon, les échos politiques liés à la question irlandaise - l'origine du héros - et le contexte historique en général, la vérité des personnages que Lyndon rencontre, affronte et qu'il dépeint à sa manière, le pittoresque de l'époque que Thackeray cherche à recréer avec la plus grande minutie. Pour façonner le personnage de Lyndon, le romancier a sans doute eu recours à des modèles contemporains : outre Andrew R. Stoney, le coureur de jupons et bambocheur déjà cité, on songe au séducteur vénitien Giacomo Casanova - ses mémoires d'une authenticité douteuse circulent à partir de 1822 - ou au dandy George Brummel (1778-1840), criblé de dettes jusqu'au cou et dont on publie une biographie en 1844. Barry Lyndon suit un cours linéaire au cours duquel, nous l'avons signalé, le héros-narrateur est homodiégétique selon une tradition du roman picaresque du XVIIIe siècle illustrée en particulier par Daniel Defoe (1660?-1731) [cf. Mémoires et aventures de Moll Flandres, 1722]. Le narrateur oriente en conséquence le récit à sa guise. D'où un décalage forcé entre ce qui a été et ce qui est, lequel relève surtout d'une convention littéraire. Les Mémoires de Barry Lyndon comprennent de prime abord deux périodes (ou mouvements selon une acception musicale). L'une, composée de seize chapitres, irait crescendo, elle relate l'ascension du héros qu'accompagne, dans le film de Kubrick, la Sarabande de Georg-Friedrich Haendel ; l'autre, raconte, en revanche, le déclin et la chute de Barry Lyndon. L'épilogue constituerait la coda. Kubrick, comme on peut le constater (voir plus haut), demeure fidèle à cette division.
Bas-fonds (Les) [1936 - France, 95 min. N&B] R. Jean Renoir. Sc. Ievgueni Zamiatine et Jacques Companeez d'après la pièce éponyme de Maxime Gorki (1902). Adaptation et dialogues. Renoir et Charles Spaak. Assistant : Jacques Becker. Ph. Bourgassoff, Jean Bachelet. Déc. Eugène Lourie, Hugues Laurent. Mus. Jean Wiener. Mont. Marguerite Renoir. Pr. Alexandre Kamenka/Les Films Albatros. I. Jean Gabin (Pepel), Louis Jouvet (le baron), Wladimir Sokoloff (Kostilev), Suzy Prim (Kostileva), Junie Astor (Natacha, sa sœur), André Gabriello (Toptoum), Jany Holt (la prostituée), René Génin (Louka), Robert Le Vigan (l'acteur alcoolique). Prix Louis-Delluc 1936.
~ Cette adaptation cinématographique de la célèbre pièce de Maxime Gorki a été réalisée l'année du Front Populaire. Jean Renoir, classé comme le grand metteur en scène de la "gauche française", qui venait de diriger un film de commande pour le PCF, La Vie est à nous, avait été sollicité par Alexandre Kamenka, un producteur français originaire d'Odessa. Celui-ci était en possession d'une adaptation écrite par l'écrivain soviétique Zamiatine et J. Companeez. D'une part, la mode était aux films slaves (Nuits moscovites ou Volga en flammes étaient des titres qui attiraient le public) ; d'autre part, « en 1936, il était opportun de montrer du Gorki, le Brecht de l'époque » (B. Chardère). Renoir fit faire à Charles Spaak un nouveau scénario qui ne conservait rien du précédent (« Gorki meurt en juin 1936. Il n'a donc pas eu l'occasion de lire la nouvelle version du scénario. S'il avait pu voir le film terminé, il n'aurait certainement pas reconnu sa pièce. » [Claude-Jean Philippe]). Il s'efforça de sortir du dilemme posé par l'adaptation en France d'une pièce russe en choisissant [...] de situer l'action dans les bas-fonds miséreux de l'émigration russe. L'idée était astucieuse et permit au réalisateur certaines prouesses, notamment de créer visuellement une atmosphère typique, mais trahie par les trop grandes facilités mises à sa disposition du point de vue de l'interprétation. Un seul acteur russe, en effet, faisait partie de la distribution - « Vladimir Sokoloff, écrivait Cl.-J. Philippe, incarne avec frénésie l'infâme Kostylev, tenancier de l'asile, qui mène la vie dure aux misérables, qui traite sa femme de chienne et de mendiante, qui recèle sans vergogne les objets volés par Pepel, ce qui ne l'empêche nullement de jouer au saint homme et d'invoquer le ciel en toute circonstance. Il est vraiment russe d'origine et il ne dissimule pas son accent. » Aucun des autres comédiens (Jouvet, Gabin, Suzy Prim, Junie Astor) n'était en mesure de soutenir l'illusion - « Je n'étais pas chaud pour interpréter un personnage russe parce que je ne m'y sentais ni crédible, ni vraisemblable », dira Jean Gabin à son biographe André Brunelin -, sauf le génial Le Vigan dans le rôle de l'acteur alcoolique. Renoir eût peut-être gagné totalement la partie s'il avait joué le jeu à fond et choisi des comédiens inconnus (russes : il n'en manquait guère alors à Paris). S'il avait aussi résolu courageusement, par le sous-titrage, le problème de la langue. Mais cela n'était dans les mœurs ni artistiques, ni à plus forte raison commerciales de l'époque. Les qualités profondes du film tiennent au style "naturaliste poétique" et à la personnalité de Renoir qui obtint le Prix Louis-Delluc. [R. Boussinot, op. cité].
- Autre version cinématographique de la pièce de M. Gorki réalisée au Japon en 1957 par Akira Kurosawa avec Toshirô Mifune, Isuzu Yamada, Ganjiro Nakamura et Kyôko Kagawa.
Basic Instinct [1992 - États-Unis, 128 min. C] R. Paul Verhoeven. Sc. Joe Eszterhas. Mus. Jerry Goldsmith. Déc. Terence Marsh. Cost. Ellen Mirojnick, Nino Cerruti. Ph. Jan de Bont. Mont. Frank J. Urioste. Pr. Alan Marshall/Carolco-Le Studio Canal Plus. I. Sharon Stone (Catherine Tramell), Michael Douglas (l'inspecteur Nick Curran), George Dzundza (Gus), Jeanne Trippelhorn (Dr. Élisabeth - Beth - Garner), Denis Arndt (le lieutenant Walker), Leilani Sarelle (Roxane -Roxy), Dorothy Malone (Hazel Dobkins), Bill Cable (Johnny Boz).
~ Dans une vaste chambre décorée de vitraux, un couple fait l'amour. Un rituel se met en place : l'homme se laisse attacher les poignets aux montants du lit. Parvenue au point d'orgasme, la jeune femme se saisit d'un pic à glace dissimulé sous le drap et l'en frappe à coups redoublés... La victime de cette cérémonie criminelle est un certain Johnny Boz, une rock-star déchue. L'enquête est conduite par la police de San Francisco sous la direction de l'inspecteur Nick Curran (M. Douglas). Les investigations vont les orienter vers une talentueuse romancière à la beauté étourdissante (Sharon Stone).
Avant même sa sortie, Basic Instinct provoqua bien des remous en raison de nombreuses séquences de sexe explicites et d'une violence inaccoutumée. Il n'empêche : le film engendra plus de 350 milliards de dollars de recettes à l'échelle mondiale. Sharon Stone entra dans la légende et un genre nouveau fit son apparition : le thriller érotique. L'actrice principale qui n'avait jusqu'ici bénéficié d'aucune mention particulière aura, par la suite, bien du mal à se défaire de l'image qu'elle projette dans Basic Instinct. Martin Scorsese (Casino, 1995) et, plus encore, Jim Jarmusch (Broken Flowers, 2005) lui offriront l'occasion de prouver qu'elle détient un plus large registre interprétatif. Quoi qu'il en soit, sa composition dans Basic Instinct est absolument fascinante compte tenu également de la complexité et de la dureté d'un pareil rôle. Elle aura par ailleurs ses thuriféraires, comme Jacques Saada qui, fantasmant autour du « rêve nietzchéen du sur-être aux dimensions infinies », distingue en Sharon Stone un des êtres charismatiques dont nous aurions été privés depuis l'aube des temps. « Sa volonté de pouvoir, sa conception du monde, sa Weltanschauung, lui fraient tout naturellement sa voie vers l'ère nouvelle d'une Ordnung personnelle », écrit-il. [In : Guide des films, Bouquins, op. cité]. Reste à savoir si l'actrice a eu connaissance d'un tel panégyrique. Et, en second lieu, quelle aurait pu être sa réaction ?
Bas les masques (Deadline-U.S.A.) [1952 - États-Unis, 87 min. N&B] R. Sc. Richard Brooks. Ph. Milton Krasner. Dir. art. Lyle R. Wheeler, George Patrick. Déc. Walter M. Scott, Thomas Little. Mus. Cyril Mockridge, Sol Kaplan. Mont. William B. Murphy. Pr. Sol C. Siegel, 20th Century-Fox. I. Humphrey Bogart (Ed Hutcheson), Kim Hunter (Nora), Ethel Barrymore (Mrs Margaret Garrison), Martin Gabel (Thomas Rienzi), Ed Begley (Frank Allen), Warren Stevens (George Burrows), Paul Stewart (Harry Thompson).
~ Hutcheson (Bogart) , rédacteur en chef du Day, accepte que Burrows puisse enquêter sur les activités du riche Rienzi (Gabel) qui, malgré de frauduleuses sources de rétribution, est parvenu à échapper aux mailles de la commission sénatoriale et de la justice. Hutcheson apprend alors que son journal serait cédé au Standard, un de ses concurrents...
Richard Brooks qui fut lui-même journaliste a donné là une des œuvres les plus justes et les plus accomplies sur le monde de la presse. Un commentateur a pu dire qu'elle « respirait l'odeur même des rotatives. » Allusion à la séquence finale où Humphrey Bogart, triomphant, fait entendre au téléphone le bruit des rotatives au puissant Rienzi. Le futur réalisateur de Blackboard Jungle déclara : « Elle était basée sur la mort du New York World. » Brooks y avait été employé. Il dit également : « Le Telegram acheta le World qui était en train de mourir. Hecht et MacArthur ont écrit des histoires magnifiques sur les journaux. The Front Page [L. Milestone, 1931] était excellent, Five Star Final [1931, M. LeRoy] était un bon mélodrame et je pense que Deadline-U.S.A. était l'un des films les plus honnêtes consacrés aux journaux, non sur la fascination des patrons : Citizen Kane était consacré à William Randolph Hearst et à sa façon de se servir de la presse. Moi, j'ai voulu raconter la vérité sur les problèmes des journaux. » (Interview in Blueprint on Babylon de J.D. Marshall, Phoenix House, Tempe, 1978). Richard Brooks a surtout cherché à montrer un phénomène toujours actuel : quand un titre efface un autre titre se crée une situation qui met en péril la liberté de la presse. « Lorsque le New York World disparut, on se rendit compte que c'était un journal qui ne disait pas la même chose, ne suivait pas la même direction que les autres », fit remarquer le cinéaste. Le dénouement du film fut modifié. Accusé de communisme - on lui reprochait de sous-entendre que la liberté de la presse n'existait pas aux États-Unis -, Brooks dut se contenter d'un épilogue moins pessimiste. « Je n'avais pas les mains libres », avoua le réalisateur. Humphrey Bogart aima beaucoup le sujet et le prit très à cœur. Son discours terminal aurait pu être écrit de sa propre main. Richard Brooks l'a d'ailleurs nettement confirmé. Bogey se battait toujours avec acharnement pour ce à quoi il croyait, même lorsqu'il n'ignorait pas que certaines causes puissent être momentanément perdues. Sur le plan purement cinématographique, « tout se passe, note Bertrand Tavernier, comme si Brooks et Bogart avaient réfléchi longuement sur les diverses qualités et défauts de certaines écoles américaines, assimilant les premiers (l'efficacité du film Warner, la rapidité du thriller) et rejetant les autres (le prêche moral, la gratuité). Si l'on voulait analyser le mythe Bogart en un seul film, c'est celui-ci qu'il faudrait choisir. » (In : B. Eisenschitz : Humphrey Bogart, Eric Losfeld, 1967).
La Bataille du rail [1946 - France, 82 min. N&B] Réalisation et scénario : René Clément, Colette Audry. Photographie : Henri Alekan, G. Ferrier, O. Tourjansky. Musique : Yves Baudrier. Son : C. Evangelou. Montage : J. Desagneaux. Production : P. Corti - Coopérative Générale du Cinéma français. Réalisé avec la participation de la Commission militaire du CNR (Conseil National de la Résistance) et grâce à l'effort de la SNCF. Conseiller technique ferroviaire : André Delage. I. Barnault, Clarieux, Daurand, Desagneaux, Joux, Latour, Tony Laurent, Leray, Lozach, Mindaist, Pauleon, Rauzena, Redon, Salina, Max Woll et les cheminots de France. Les prises de vues commencent en mars 1945 dans la région de Lannion (Côtes-d'Armor) puis ensuite à Château-du-Loir, au dépôt du Bourget et enfin sur la ligne d'Épinac à Santenay, près de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).
~ Le 19 août 1944, l'insurrection contre l'occupant est officiellement déclenchée dans le cinéma. Le Comité de libération du cinéma français (CLCF), regroupement des différents réseaux de résistance, participe à la libération du pays. Parallèlement à l'insurrection, il s'agit aussi de mettre en images ces événements. Dans les salles obscures, on y projette très vite des films témoignant du combat pour une France délivrée du joug allemand. Œuvre symbole, La Libération de Paris inaugure un cycle de réalisations héroïques qui tiennent le haut de l'affiche jusqu'à la fin de 1946. La Bataille du rail en devient l'exemple prééminent. Tourné en décors réels, selon des circonstances rigoureusement exactes et avec des participants issus du monde du chemin de fer et de la Résistance, La Bataille du rail affiche l'ambition d'être l'authentique miroir de la lutte patriotique. Concernant René Clément (1913-1996), qui, aux yeux des commanditaires, s'était nettement démarqué dans le court métrage, Ceux du rail, c'est, tout à la fois, son premier long métrage et le premier des six films qu'il consacrera à la Seconde Guerre mondiale (cf. Le Père tranquille, 1946 ; Les Maudits, 1947 ; Jeux interdits, 1952 ; Le Jour et l'heure, 1963 ; Paris brûle-t-il ? 1966). La période de l'Occupation continuera, en effet, d'alimenter la filmographie du réalisateur, lui permettant d'en restituer un éclairage plus nuancé et plus complexe, à l'exception toutefois du dispendieux Paris brûle-t-il ?, objet de toutes les pressions et symbole des commémorations non dénuées d'intrigues politiques. Il faut étudier minutieusement la genèse de La Bataille du rail pour en découvrir simultanément sa gloire consensuelle et son ambivalence fondamentale. Distribué en février 1946 sur les écrans parisiens, La Bataille du rail est deux fois primé à Cannes - il obtient le Prix du jury et le Grand prix de la première édition du Festival - ; il rallie, de surcroît, les suffrages publics et critiques. Sylvie Lindeperg, auteur d'un livre sur la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français [Les Écrans de l'ombre, Éditions Points, 2014] écrit : « Court métrage documentaire devenu long métrage de fiction, initiative communiste réinvestie par la SNCF, La Bataille du rail ménage, dans la brèche d'une construction chaotique, l'espace de plusieurs films parallèles dont chaque protagoniste peut se prévaloir. » On ne reviendra pas ici, en détail, sur la mise en route et la matérialisation d'un projet élargi et transformé en cours de tournage. On conseillera aux passionnés de lire les ouvrages de Mme Lindeperg et de Jean-Pierre Bertin-Maghit. Contentons-nous, en revanche, de signaler ceci : René Clément, soutenu par Colette Audry, en avait écrit le scénario et les dialogues dès l'automne 1944. Ceux-ci furent d'ailleurs l'émanation d'une écriture collective, source de témoignages émis par les cheminots résistants. À l'origine, le film devait s'appeler du nom de l'association résistante, Résistance-Fer. Il ne pouvait s'agir que d'un strict documentaire. La Direction générale du cinéma, en l'occurrence Michel Fourré-Cormeray, enthousiasmé par la copie de travail initiale, proposa alors d'accroître sa participation financière pour transmuer le « court métrage en un grand film dont la qualité s'avère certaine. » Ainsi, naquit La Bataille du rail.
D'une manière remarquable, Jacques Lourcelles débusque la singularité et l'équivoque d'une telle réalisation. S'il loue, à juste raison, le réalisme et la prouesse technique du film, il en signale cependant son caractère paradoxalement univoque. L'équivoque gît précisément dans son discours globalement univoque. Or, ce discours n'est jamais constitué à partir d'éléments univoques, bien au contraire. Ces éléments dissemblables reflètent les influences politiques des différents parrainages. Au-delà, si les méthodes s'inspirent bien d'un néoréalisme à la française, elles ne conduisent pas forcément à une vérité historique multidimensionnelle. La Bataille du rail sert un discours politique consensuel et contextuel : celui du mythe de la France résistante. Reprenons les phrases de Lourcelles : « La Bataille du rail représente une entreprise à peu près unique dans l'histoire du cinéma français. Clément utilise les moyens et les méthodes du néo-réalisme pour bâtir une épopée hagiographique de la résistance ferroviaire en France. » En bref, montrer un aspect ou plusieurs aspects, aussi confirmés soient-ils, de l'histoire de l'Occupation n'indique nullement que l'on en ait traqué sa réalité embrouillée. En second lieu, lorsqu'on invoque l'hagiographie, et, compte tenu du glissement de sens opéré à partir du XVIe siècle, cela renvoie à la construction « d'un récit à caractère merveilleux où les faits historiques sont transformés par l'imagination populaire ou par l'invention poétique. Enfin, le protagoniste-héros de la Résistance, mort au combat ou vivant encore, entre dans la légende. Il devient hágios (saint) dans une Histoire où les processus sont auréolés d'une pureté immaculée. Si l'édifice ainsi structuré peut jouer un rôle dynamique et fédérateur, il révèlera, a contrario, et, face aux séquelles des vieux antagonismes, son extrême fragilité et la rémanence de conflits politiques tenaces. Avec La Bataille du rail, s'érige la chanson de geste (J.-P. Bertin-Maghit : Le Cinéma sous l'Occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946. Paris, Orban, 1989) de la Résistance. » Qu'hommage soit rendu aux combattants de l'ombre, à travers ceux impliqués dans le secteur ferroviaire, n'est pas le moindre des paradoxes, tandis que s'ébranlèrent, des mois auparavant, et, sans le moindre arrêt, les lourds wagons conduisant aux camps de concentration et d'extermination. Michèle Lagny conclut, pour sa part, ainsi : « De fait, c'est à la mise en place de la légende de la Résistance que nous assistons, image d'Épinal que, pas plus que la classe politique, le cinéma français ne contestera jusqu'à la difficile sortie du Chagrin et la Pitié. » Résultat d'une gestation composite, La Bataille du rail offre une structure scindée en deux parties d'inégale longueur et de nature fort distincte. On pourrait en déduire que l'explication tient justement à la métamorphose du projet liminaire. Comment expliquer néanmoins l'hybridité déjà manifeste dans le montage de mai 1945 ? Peut-on parler de compromis tacites ? On ne saurait s'en tenir à des raisons purement techniques. L'examen des versions successives du prologue est riche d'enseignements. "Les cheminots" deviennent, dans l'ultime mouture, "les chemins de fer." Selon certains, ce n'est pas seulement la résistance ferroviaire qui doit être promue mais l'ensemble de la compagnie, hauts cadres compris. « Cette captation d'héritage qui s'observe aussi dans le changement de titre, se prolonge dans le film par l'image idyllique d'une grande famille du rail, solidaire de la base au sommet, à laquelle les cheminots de tous âges et de tous de rangs sont rattachés par d'indéfectibles liens », explique Sylvie Lindeperg. Désormais, l'éventuel contenu de classe, suggéré par la mouvance communiste, disparaît au profit d'une France, élites confondues, rassemblée contre l'occupant. Cette stratégie est dûment validée par tous les secteurs de la Résistance. Louis Armand, un des responsables de Résistance-Fer, devenu président de la Société, légitime le sacre de la SNCF, citée à l'ordre de la Nation et récipiendaire de la croix de guerre et de la Légion d'honneur. Des années plus tard, en 1985, Fred Kupferman écrira : « Il serait indécent, quand René Clément, dans La Bataille du rail, célèbre l'héroïsme des cheminots, de rappeler qu'il ne s'est pas trouvé un seul cheminot pour refuser de conduire un convoi de déportés. » Où se tient la vérité ? Il n'est pas exclu non plus que, parmi ceux qui convoyèrent, se camouflaient d'authentiques adversaires de la collaboration. Le cinéma, en ce qui le concerne, a pour vocation d'élever la prise de conscience et non de stimuler un syndrome de la culpabilisation.
L'hybridité du film est donc attestée. Une première période - environ vingt minutes - sur le mode documentaire, placée dans une chronologie plutôt vague, décrit l'activité de sabotage des cheminots résistants. Ceux-ci s'intègrent dans une communauté indifférenciée dont la seule logique est celle d'un collectif uni par une solidarité et une foi inébranlables. Les séquences sont parfois doublées d'un commentaire off et marquées au sceau d'un rythme haletant. Le montage y joue un rôle prédominant, alternant volontairement les contrastes. Le style est influencé par le cinéma soviétique (cf. La séquence des "otages" - 20'40/21'10, Gare, extérieur jour : plans 155-170 s'achevant sur plan ciel/fumée noire - qui traduit, à l'écran, le fameux engrenage sabotage/répression/attentat). La bande-son est au diapason de ce dramatisme inéluctable : le sifflet lancinant d'une locomotive à l'arrêt est ponctué par le mitraillage des captifs. La seconde partie du film relâche la pression, laisse libre cours à l'espace fictionnel et à l'existence des destins individuels. Elle relate la bataille de la Libération (Un cheminot apprend la nouvelle du débarquement en écoutant la radio de Londres). Cette bataille consiste ici à contrecarrer coûte que coûte l'intervention allemande Apfelkern, un wagon blindé suivi de douze trains situés à peu de distance les uns des autres. « Le montage tend à effacer les ruptures et linéariser le récit, d'autant plus que des indications de dates et d'heures viennent référentialiser le développement de la temporalité interne du film. » (M. Lagny) On assiste bientôt à une autre optique du combat : les protagonistes ne sont plus noyés dans un ensemble social au caractère de classe nettement marqué. L'initiative individuelle y est soulignée. Il n'empêche : la complicité devient générale au sein des Chemins de fer français. Jean Pouillon fustigera cette « atmosphère lénifiante d'entente entre les hommes.» Certes, mais La Bataille du rail ne pouvait être, en son temps, que l'œuvre qu'elle fut : une célébration de la Résistance, mise en scène dans les conditions d'un « habile compromis politique. » (S. Lindeperg).
Beau fixe sur New York (It's Always Fair Weather) [1955 - États-Unis, 101 min. CinemaScope, C] R. Gene Kelly et Stanley Donen. Sc. Betty Comden, Adolph Green. Ph. Robert J. Bronner. Mus. B. Comden, A. Green, André Previn. Dir. art. Cedric Gibbons, Arthur Lonergan. Cost. Helen Rose. Mont. Adrienne Fazan. Pr. MGM/Arthur Freed. I. Gene Kelly (Ted Riley), Dan Dailey (Doug Hallerton), Cyd Charisse (Jackie Leighton), Dolores Gray (Madeline Bradville), Michael Kidd (Angie Valentine).
~ Le jour de l'armistice, trois amis qui viennent de faire la guerre ensemble, promettent de se revoir dans le même bar, dix ans plus tard, jour pour jour, heure pour heure. Leurs retrouvailles sont extraordinairement décevantes : tout ou presque les séparent, et chacun regrette, en son for intérieur, d'avoir honoré ce rendez-vous.
Troisième volet de la trilogie des comédies musicales conçues par une équipe fusionnelle (Kelly, Donen, Freed, Comden, Green) - les deux premières étant Un jour à New York/On the Town et Chantons sous la pluie. It's Always Fair Weather connut, à l'inverse des deux autres, un échec commercial inattendu. Ce fut fort injuste. Cette œuvre était, en réalité, la plus audacieuse, que ce soit au plan purement technique ou esthétique, que dans sa dimension artistique. Jacques Lourcelles explique, à sa manière, les raisons de son moindre retentissement. Là, où le public s'attendait à une histoire allègre et insouciante, il eut droit, a contrario, à une chronique désenchantée et teintée d'une tonalité caustique à l'endroit de la société américaine. « Dans l'esprit de Gene Kelly, écrit Lourcelles, Beau fixe sur New York devait être à Un jour à New York ce que Vingt ans après sont aux Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Avec Un jour à New York, Donen et Kelly avait déjà "sorti" la comédie musicale de l'univers clos des scènes de théâtre pour la faire évoluer en extérieurs réels à travers New York. Ils continuent ici leur entreprise de renouvellement en inscrivant à l'intérieur du genre une véritable comédie dramatique, tendant parfois au drame psychologique. [...] It's Always Fair Weather introduit dans la comédie musicale la notion de "temps vécu" et ne se prive pas de souligner les déceptions et la mélancolie des personnages (Au passage le film satirise également la démagogie de certaines émissions de télévision, la bêtise et le mercantilisme de la publicité, la corruption des milieux de la boxe.) Le miracle est que cette thématique âpre ait stimulé comme jamais l'invention des chorégraphes, danseurs, acteurs, etc. auxquels le CinémaScope (utilisé pour la deuxième fois par Donen) propose de nouveaux défis. » (op. cité) Parmi les nombreux numéros mémorables, on citera la nuit d'ivresse collective des trois amis avant leur séparation initiale : ils dansent dans les rues de New York les pieds accrochés aux couvercles de boîtes à ordures publiques (photo ci-dessus).
Beauté du diable (La) [1950 - France, Italie, 93 min. N&B] R. René Clair. Sc. R. Clair, Armand Salacrou d'après Faust de Goethe. Ph. Michel Kelber, Gianni Di Venanzo. Déc. Léon Barsacq, Aldo Tommasini. Mus. Roman Vlad. Cost. Mayo (peintre). Mont. James Cuenet. Pr. Franco-London-Films (France), Universalia, Enic (Rome). I. Michel Simon (le docteur Faust/Méphistophélès), Gérard Philipe (Méphisto/Henri Faust jeune), Nicole Besnard (Marguerite), Simone Valère (la princesse), Carlo Ninchi (le prince), Raymond Cordy (le serviteur).
~ Dans un lieu et à une époque indéterminés, on fête le jubilé du doyen d'une université, le docteur Faust (Michel Simon). L'homme de science a le sentiment que son existence a été vaine et inaccomplie. Envoyé par Lucifer, Mephistophélès lui apparaît bientôt qui lui propose un contrat : échanger sa jeunesse contre sa vieillesse, qui équivaut également à troquer gloire et richesse au détriment de la beauté de son âme. Faust accepte l'arrangement. Il change d'apparence et tout semble fonctionner. Mais un stratagème du démon montre que la convention n'est qu'un marché de dupes. Le docteur Faust tente alors d'inverser le cours du destin... Il signe un pacte avec l'enfer.
René Clair présenta son film de cette manière : « Il existe quelques thèmes d'une richesse inépuisable. Ce sont ceux dont un auteur devrait se méfier. Mais pourquoi un nouveau Faust, dira-t-on, et à notre époque ? Le personnage s'éclaire étrangement. [...] Le grand courant qui poussait les alchimistes s'est continué jusqu'à l'âge des découvertes atomiques. Et mes contemporains ont le privilège d'assister au spectacle d'une humanité qui, ayant perdu son âme à la science, cherche à prévenir la damnation du monde vers laquelle l'entraînent ses propres travaux. » (In : G. Sadoul, Dictionnaire des films, Seuil). Si le réalisateur n'a pas voulu donner plus de précisions sur les lieux et les temps - une principauté italienne au XVIIe siècle ? - où se déroule l'action du film, c'est afin d'en donner le caractère de fable universelle qu'est devenue, au fil des époques, l'œuvre de Goethe. Imaginé au plus fort de l'épouvante atomique surgie à la fin des années 1940, La Beauté du diable est l'unique film de René Clair qui cherchait à transmettre ouvertement un message à l'égard de ses semblables. Celui-ci, écrivit Roger Boussinot, aurait pu se résumer ainsi : « Il ne faut pas jouer avec le feu. [...] Mais, comme c'était dit au moment où, sous l'impulsion des communistes, avait lieu la campagne des signatures pour l'Appel de Stockholm, René Clair se fit rappeler à l'ordre par la critique conformiste. Il se le tint pour dit et ses œuvres ultérieures seront - selon son expression - « aussi inutiles qu'un rossignol à une rose. » Boussinot considère, pour sa part, que « venant après Le Silence est d'or (1947), La Beauté du diable est d'invention aussi déliée, et cela à un niveau plus élevé d'ambition. À cette occasion, fait exceptionnel, Clair s'est adjoint en Armand Salacrou un collaborateur qu'il a tenu pour son égal plutôt qu'un sparring partner comme à l'accoutumée : « ... ce qui nous intéressait aussi dans le projet d'écrire un Faust, c'était une affaire de métier, un problème de construction dramatique . » [...] L'intrigue en elle-même est ingénieuse et alerte, souvent fort réjouissante. [...] L'esprit est par instant franchement voltairien. [...] Au faîte de son pouvoir, Faust voit, dans un miroir magique, se déclencher l'apocalypse atomique, par sa faute. René Clair et Salacrou proclamaient avec talent que « science sans conscience » est désormais non seulement la ruine de l'âme, mais aussi des corps, des biens et même des privilèges. [...] L'interprétation du couple Michel Simon-Gérard Philipe était éblouissante. Le génie de Michel Simon n'a jamais, sans doute, été aussi évident que dans ce film. » (R. Boussinot, op. cité).
Belle de jour [1967 - France, Italie, 101 min. C] R. Luis Buñuel. Sc. Jean-Claude Carrière, L. Buñuel d'après le roman homonyme de Joseph Kessel, paru en 1928. Ph. Sacha Vierny, Philippe Brun. Son. René Longuet. Mont. Louisette Hautecœur. Dir. art. Robert Clavel. Cost. Yves Saint Laurent. Scripte-girl. Suzanne Durrenberger. Prod. Henri Baum, Paris Film (Robert et Raymond Hakim), Five Film. I. Catherine Deneuve (Séverine Sérizy), Jean Sorel (Pierre Sérizy), Michel Piccoli (Henri Husson), Geneviève Page (Mme Anaïs), Francisco Rabal (Hippolyte), Pierre Clémenti (Marcel), Françoise Fabian (Charlotte), Francis Blanche (M. Adolphe), Macha Méril (Renée Fevret), Maria Latour (Mathilde), Georges Marchal (le duc), Muni (Pallas).
~ Le titre du livre écrit par Kessel suggère le nom vernaculaire d'une plante dont les fleurs n'éclosent que durant le jour. Il est donné à Séverine Sérizy (Catherine Deneuve) par la patronne d'une maison de passe appelée Mme Anaïs (G. Page). Séverine, épouse d'un médecin, se prostitue en effet l'après-midi entre quatorze et dix-sept heures et uniquement quelques jours de la semaine. Cette femme magnifique ne parvient pas, semble-t-il, à trouver le plaisir avec son mari, un bel homme qu'elle aime pourtant passionnément. Elle est en outre hantée par des fantasmes sado-masochistes.
Le roman de Joseph Kessel fit scandale lors de sa publication chez Gallimard à la fin des années 1920. Sa réputation demeura sulfureuse jusqu'à l'adaptation cinématographique réalisée par Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière. À dire vrai, l'œuvre de l'écrivain parut d'abord en feuilleton dans l'hebdomadaire Gringoire dont Kessel en assura la direction littéraire jusqu'en 1932. Le lectorat du journal, propriété de l'ancien député d'Ajaccio Horace de Carbuccia, un proche du fameux préfet conservateur Jean Chiappe, fut notablement choqué par ce roman. Kessel déclarait à propos de son roman : « Certains m'accusèrent de licence inutile, voire de pornographie. On ne trouvera rien à leur répondre. [...] En abordant le sujet que j'avais choisi, je savais quel risque je courais. Mais le roman achevé, je n'ai pas eu le sentiment qu'on pût se méprendre sur le dessein de l'auteur. [...] Ce que j'ai tenté avec Belle de Jour, c'est de montrer le divorce terrible entre le cœur et la chair, entre un vrai, immense et tendre amour et l'exigence implacable des sens. Ce conflit, à quelques rares exceptions près, chaque homme, chaque femme qui aime longtemps, le porte en soi. [...] Le sujet de Belle de Jour n'est pas l'aberration sensuelle de Séverine, c'est son amour pour Pierre indépendant de cette aberration et c'est la tragédie de cet amour. » On comprend d'emblée ce qui démarque le cinéaste aragonais du romancier français. L'aberration de l'écrivain est précisément ce qui intrigue le réalisateur. En réalité, ce dernier s'intéresse non pas uniquement à cette aberration en soi, mais plutôt à ce que dissimule cette aberration. De fait, la raison pour laquelle le réalisateur du Journal d'une femme de chambre (1963) d'après Mirbeau n'aime pas le livre de Kessel est compréhensible. S'il accepte, en fin de compte, la proposition des frères Hakim c'est parce qu'il y perçoit la possibilité de filmer autre chose que des faits « scandaleux » qui ne diront rien sur l'âme des êtres qu'il décrit. Buñuel, soutenu par J.-C. Carrière, tisse donc l'univers intérieur de Séverine alias Belle de jour, en bref ses rêves et ses obsessions. De ce point de vue, les hardiesses de l'œuvre buñuelienne n'auront jamais accosté aussi loin qu'ici. « La juxtaposition entre les scènes réalistes et les scènes oniriques est perverse en elle-même dans la mesure où, repérable au début, elle abolira peu à peu la frontière entre les deux types de scènes », note Jacques Lourcelles (op. cité). Du reste, le cinéaste ira jusqu'à faire dire à Séverine que ses rêves l'ont abandonnée au sein même d'une scène à caractère onirique. Ensuite, l'image de Catherine Deneuve est terriblement mise à contribution : le cinéaste prend un certain plaisir à maculer et injurier sa beauté physique faite de douceur et de surfaces lisses. Cependant, il parvient contradictoirement à ne jamais salir son intégrité morale, conformément à son éthique bien connu de ne pas profaner l'expression du désir. Ne déclarait-il pas à propos de Viridiana (1961) : « L'idée d'avoir à sa merci une femme endormie me semble très stimulante. Je peux la réaliser dans l'imaginaire, mais dans la pratique cela m'effraierait » ? Alain Bergala note : « Dans ce film, le réalisateur espagnol est en quelque sorte à la place du héros de El (ndlr : film mexicain sorti en 1963 et nommé en France, Tourments. Arturo de Córdova y incarne le rôle principal) qui voudrait à la fois souiller sa femme et en préserver à tout prix la pureté. » (In : Luis Buñuel, Ed. Cahiers du cinéma, Paris, 2007). La dignité de Belle de jour se tient au-delà de la morale, dans le respect d'éros et d'agapè. Paradoxe : Belle de jour selon Buñuel, œuvre immensément audacieuse, fera salle comble. Le cinéaste, plutôt sceptique, dira : « Ce fut peut-être le plus grand succès commercial de ma vie, je l'attribue aux putains du film plus qu'à mon travail. » (In : L. Buñuel, Mon dernier soupir. Robert Laffont, 2000).
Benny's Video [1993 - Autriche, Suisse, 105 min. C] R. Sc. Michaël Haneke. Ph. Christian Berger. Mont. Marie Homolkova. Déc. Christoph Kanter. Mus. J.-S. Bach. Pr. Veit Heiduschka, Bernard Lang. I. Arno Frisch (Benny), Angela Winkler (sa mère, Ana), Ulrich Mühe (son père), Ingrid Stassner (la jeune fille).
~ Benny, un adolescent de 14 ans, vit dans une chambre emplie d'écrans vidéo sur lesquels sont continuellement projetés des films-catastrophes et des thrillers violents. Ses parents, accaparés par leurs responsabilités professionnelles, sont quasiment absents. Il rencontre, un jour, une jeune fille de son âge dans un vidéo-club. Il l'invite chez lui. Alors qu'il exhibe fièrement une arme à feu, celle-ci le défie. Le garçon tire et la blesse sérieusement. Elle hurle de douleur et, pour la faire taire Benny décharge son pistolet sur elle. Il avoue le meurtre à ses parents qui, craignant pour leur respectabilité, décident de taire le méfait...
Deuxième LM de Michaël Haneke. Benny's Video montre à quel point le réalisateur autrichien interroge avec circonspection, et, dès ses débuts, les pouvoirs du cinéma. Haneke affirme dans un ouvrage coécrit par Philippe Rouyer et Michel Cieutat (Haneke par Haneke, Éditions Stock) combien, jeune, il avait été traumatisé par l'esthétique et la dramaturgie hollywoodiennes, principalement dans sa capacité spectaculaire à dé-réaliser la violence. Benny's Video est «un film calme, froid, limpide, réalisé sans ostentation. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité) Haneke l'a d'ailleurs inclus dans une trilogie autrichienne qui va du Septième continent (1988) aux Fragments d'une chronologie du hasard (1994) et traitant de la « glaciation émotionnelle de son pays. » Benny est en effet un enfant privé de soutien affectif, totalement hors du monde et incapable d'en mesurer la réalité. Au final, Haneke nous donne à voir un garçon d'une insensibilité monstrueuse. La séquence du meurtre reste à cet égard exemplaire quant à la méthode du cinéaste. Ici, comme dans d'autres films ultérieurs, Haneke brouille la frontière entre les différents niveaux d'images. Celles de la fiction et celles des écrans-vidéos ou autres. Ceci afin d'accroître le malaise chez le spectateur, l'empêcher surtout de regarder les images confortablement. Selon le réalisateur, « la question n'est pas de savoir ce qu'on a le droit de montrer, mais comment permettre au spectateur de comprendre ce qu'on lui montre. » (Norbert Kreutz, « Michael Haneke questionne la violence en images et extirpe le spectateur de son confort de voyeur », Le Temps, 9 décembre 1999). Certes, on a pu voir dans ce film une dénonciation de phénomènes locaux : la banalisation du discours d'extrême droite et l'anesthésie des générations contemporaines au pays du cinéaste. À l'heure présente, pareil jugement semble caduc. Claude Bouniq-Mercier concluait plutôt : « C'est le mérite de Michaël Haneke de nous faire saisir que cet univers inhumain qui est le sien [celui de Benny] pourrait aussi être le nôtre. » Ne l'est-il pas déjà et... désormais ?
Berlin Express [1948 - États-Unis, 87 minutes. N&B] R. Jacques Tourneur. Sc. Harold Medford d'après un récit de Curt Siodmak. Ph. Lucien Ballard. Mont. Sherman Todd. Dir. art. Albert S. D’Agostino, Alfred Herman. Déc. Darrell Silvera, William Stevens. Cost. Orry Kelly (robes de Merle Oberon). Mus. Friedrich Hollaender. Pr. Bert Granet, Dore Schary (RKO Pictures). I. Merle Oberon (Lucienne Mirbeau), Robert Ryan (Robert J. Lindley), Charles Korvin (Perrot), Paul Lukas (docteur Bernhardt), Robert Coote (Sterling), Reinhold Schünzel (Walther), Roman Toporow (Lieutenant Kirochilov).
~ Nous sommes à Paris, quelques mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une voix off nous introduit dans le contexte politique de l'époque. Une conférence secrète se tient dans la capitale française. Une commission d'enquête vient d'être mise en place pour essayer d'unifier l'Allemagne. A sa tête, le Dr Bernhardt (Paul Lukas), éminente personnalité pacifiste, de nationalité allemande. D'emblée, le film nous introduit dans l'ambiance trouble du complot : le 4e Bureau français est informé, grâce à la découverte d'un message porté par un pigeon voyageur, qu'un événement fatidique se prépare. Le film nous suggère subtilement que les numéros et l'horaire figurant sur le papier secret ne sont rien d'autre que ceux du train express conduisant le fameux docteur et les membres de ladite commission à Berlin. Un attentat a bien lieu, mais la victime n'est pas celle que l'on croyait. Heinrich Bernhardt a échappé de très peu à celui-ci, mais, en revanche, une trahison lui vaut d'être kidnappé lors d'une halte à Francfort-sur-le-Main. Les délégués - un agronome américain (Robert Ryan), une secrétaire française, native de Lyon, Lucienne Mirbeau (Merle Oberon), Maksim Kirochilov, un officier soviétique, un Anglais Stirling ayant participé aux combats d'El Alamein et un résistant français Henri Perrot (Charles Korvin) organisent la recherche dans une ville dévastée et en ruines... Ainsi donc les prémices d'un thriller angoissant se mettent en place dans le décor parfaitement réaliste de l'Allemagne d'après-guerre. C'est tout ce qui fait l'originalité de ce Berlin Express dû à Jacques Tourneur (1904-1977), cinéaste de l'étrangeté et de l'informulé, devenu célèbre avec ses films Cat People/La Féline (1942), L'Homme-léopard et I Walked with Zombie/Vaudou (tous deux sortis en 1943). Ces œuvres - plus particulièrement la première - constituent des événements essentiels dans l'orientation du cinéma fantastique. Car, comme le dira Jacques Tourneur, « l'épouvante, pour être sensible, doit être familière ». La responsabilité de ce nouveau tournant est également le fait de deux hommes : Charles Kerner et Val Lewton, alors responsables à la RKO, compagnie qui va vraiment permettre au réalisateur d'origine française d'affirmer son talent et sa singularité. Car, à travers tous les genres qu'il fréquentera, Jacques Tourneur, fils d'un autre grand réalisateur, Maurice Tourneur (1876-1961), saura réintroduire quelques thèmes de prédilection dans lesquels surgissent toujours des forces inconscientes qui poussent les individus à agir selon des motivations impénétrables. À ce titre, deux de ses œuvres importantes et qui chacune auront marqué le genre qu'elles illustraient, à savoir Out of the Past/La Griffe du passé (1947), en ce qui concerne le film noir, et Canyon Passage (1946) pour le western, ne doivent pas être ignorées. Concernant Berlin Express, les critiques ont d'abord classé ce film comme moins essentiel, ou, à tout le moins, atypique dans la filmographie du réalisateur. Or, avec le temps, les points de vue se modifient. D'abord, parce que Jacques Tourneur était profondément concerné par les événements politiques de son temps et, ensuite, parce que sa philosophie de la vie et sa vision des êtres qui l'entouraient n'était pas le fruit de sa pure imagination. Il disait, fort justement : « l'horreur véritable c'est de montrer que nous vivons inconsciemment dans la peur. » Jacques Tourneur n'a pas joué avec la peur. Il nous a fait la démonstration que, justifiée ou non, elle habitait, consciemment ou inconsciemment, chacun de nos actes. Et précisément parce que, nous-mêmes, ne nous connaissions pas suffisamment pour prévoir de manière sûre et certaine ce que nous ferions à l'avenir. Et les acteurs de Berlin Express vivent précisément dans cette angoisse. Ils n'ont guère confiance en eux, ni non plus en ce qu'ils croient pouvoir définir comme leurs amis/ennemis circonstanciels ou fondamentaux suivant les aléas de l'Histoire. Au fond, Berlin Express est éclairant pour cette raison-là : la guerre semble gagnée, mais quel est donc, à présent, l'ennemi d'aujourd'hui puisque l'ennemi d'hier a été abattu ? Par ailleurs, cet ennemi vaincu est-il si défait qu'il ne puisse encore agir dans l'ombre pour se servir des déchirements idéologiques des uns et des autres pour abattre ses adversaires fondamentaux : la démocratie et l'amitié entre les peuples ? Le docteur Bernhardt incarnerait cet idéaliste qui livrerait un combat, profondément lucide historiquement, mais totalement utopique à l'heure où il le livre. Nous pouvons l'affirmer aujourd'hui, avec cet optimisme raisonnable, puisque l'Histoire donne raison, un tant soit peu, au personnage incarné par Paul Lukas. Michael Henry Wilson fait, pour sa part, appel au peintre Odilon Redon, « autre magicien du clair-obscur », qui déclarait « agir contre toute espérance c'est agir par vertu ». Ceci pour définir un des aspects intrigants de l'œuvre de Jacques Tourneur auquel Henry Wilson a consacré un ouvrage. Berlin Express est donc un film très fort sur un moment de l'Histoire : un entre-deux mitigé, entre anxiété et espérance, après une catastrophe terrible mais avant une guerre plus insidieuse, guerre froide fusse-t-elle appelée, parce que les adversaires se craignent, se soupçonnent et agissent dans l'ombre. Comment un tel climat n'aurait-il pas intéressé Jacques Tourneur ? En outre, ceci pour confirmer l'importance d'une telle œuvre dans la filmographie du réalisateur, nous pouvons établir avec certitude que, lors d'un entretien avec Bertrand Tavernier, Jacques Tourneur aurait exprimé le souhait de revoir Berlin Express, le seul de ses films qui, avec La Griffe du passé, l'intéressât encore suffisamment. À vrai dire, le projet de Berlin Express doit être imputé au producteur Bert Granet (1910-2002) de la RKO qui, suite à la lecture d'un article publié dans Life Magazine (mai 1946) sur le périple d'un train de l'armée américaine, de Paris à Berlin occupé, manifeste le désir d'en tirer un récit et de le transposer à l'écran. Avec cette idée, il convoque le scénariste Curt Siodmak, frère cadet du réalisateur Robert Siodmak, éminent spécialiste de films noirs aux titres évocateurs (Les Mains qui tuent, Les Tueurs, Pour toi, j'ai tué), tous deux connus aussi pour leur collaboration à cette réalisation fondamentale du cinéma allemand d'avant le nazisme, également un des derniers grands films muets, Menschen am Sonntag/Les Hommes le dimanche (1929), filmé en décors naturels. Curt et Robert sont deux exilés permanents, chassés de leur pays d'origine en raison de leur origine juive. Ils sont natifs de la ville saxonne de Dresde, considérablement atteinte par les bombardements de la fin de la Guerre. Granet choisit donc Curt parce qu'il le croit apte à rendre avec un maximum d'authenticité la réalité de l'Allemagne d'après-guerre. Dans ce contexte, Granet décide de tourner sur les lieux même de l'intrigue, c'est-à-dire en Europe, au milieu des démolitions causées par la guerre, notamment à Francfort, dans une Allemagne, autant anéantie physiquement que moralement. Le film est, par conséquent, un témoignage vivant et réaliste sur une époque. Pour réaliser un tel film, Granet choisit sans sourciller Jacques Tourneur. En revanche, et, sans doute, pour des raisons plus opportunistes, le final du script est dévolu à Harold Medford et l'on pourra le regretter. La part critique du film en pâtira vraisemblablement. Granet voulut exploiter les contacts « officiels » de Medford afin d'obtenir l'aval des autorités d'occupation. Petite parenthèse : rappelons qu'à la fin de la Guerre, le réalisateur italien Roberto Rossellini avait entrepris une fameuse trilogie des villes détruites (Roma, città aperta, Paisa, Allemagne, année zéro). Parmi ceux-ci, Allemagne, année zéro, situé dans un Berlin observé par les yeux d'un enfant pour qui la découverte de la vérité conduira à un acte de désespoir, constitue une véritable parabole sur un peuple moralement en ruines. Nous éviterons quand même d’attribuer à Tourneur un quelconque ascendant néoréaliste. Il faut plutôt en constater une nature intrinsèque à ne jamais négliger l’environnement historique et sociologique. Malgré le désordre inhérent aux conditions de l'après-guerre, le tournage de Berlin Express fut magistralement organisé. L'équipe passa sept semaines entre Paris, Francfort et Berlin. Faire un film en Allemagne constituait, à ce moment-là, un véritable challenge. On fut obligé d'expédier le matériel filmé vers les labos hollywoodiens en raison du manque de matériel. Billy Wilder fut, par exemple, contraint d'attendre le bouclage de Berlin Express pour commencer sa Scandaleuse de Berlin (1948) avec la star Marlène Dietrich. Les lieux de l'action (la porte de Brandenburg, l'Hôtel Adlon, la gare de l'Est, Montmartre...) furent auparavant soigneusement filmés et Bert Granet avait passé six semaines entre la France et l'Allemagne, filmant en 16 mm les décors naturels nécessaires à l'écriture du script. Le producteur de la RKO notera plus tard : « Nous n'aurions jamais pu faire le film si nous avions dû reconstituer les ruines et l'état de dévastation du pays. Je me rendais compte que nous avions pour 65 milliards de dollars de décors gratuits sous la main. » Et, c'est pourquoi, Berlin Express nous semble si précieux, ne serait-ce que sous cet angle-là. Côté casting, Dore Schary (1905-1980), entré à la RKO comme responsable de la production, imposa l'actrice Merle Oberon dans le rôle de Lucienne Mirbeau, secrétaire du docteur Bernhardt. Cette très belle comédienne, aux cheveux de jais et aux yeux en amande, fut révélée par le réalisateur britannique d'origine hongroise, Alexandre Korda (1893-1956) qui lui conféra une aura de femme romantique, distante et mystérieuse. Elle incarna, entre autres, Ann Boleyn dans La Vie privée d'Henry VIII (1933) d'A. Korda puis, en 1939, fut la Cathy de Wuthering Heights d'après le roman d'Emily Brontë, aux côtés de Laurence Olivier. Au sujet de Berlin Express, l'actrice britannique, native de Bombay (Inde), exprima ce point de vue : « Tourneur n'était pas un bon réalisateur. J'ai accepté ce film uniquement pour aller à Berlin. » Selon nous, cependant, Berlin Express fut un des films les plus intéressants de sa carrière. Les interprètes masculins principaux sont Robert Ryan (Robert Linley, l'Américain), Paul Lukas (Dr Bernhardt/Otto Franzen) et Charles Korvin (Henri Perrot/Hozmann). Alors que l'on pressentit John Garfield, la RKO préféra finalement le grand Robert Ryan (1909-1973), un des meilleurs acteurs hollywoodiens, pour qui Max Reinhardt (1873-1943), prestigieux metteur en scène de théâtre autrichien ayant exercé à Berlin, fut la grande influence de sa vie. La même année, Ryan s'illustra dans une des productions RKO/Dore Schary les plus audacieuses, Le Garçon aux cheveux verts, réalisée par Joseph Losey et dont le thème sous-jacent était la ségrégation raciale. Auparavant, et toujours avec cette compagnie, Robert Ryan s'était imposé dans deux excellents films noirs, La Femme sur la plage (1947), film américain de Jean Renoir et Crossfire/Feux croisés, toujours en 1947, d'Edward Dmytryk. Dans ce dernier film, c'est encore de racisme dont il est question et de l'antisémitisme en particulier. Il est clair que Dore Schary est un des producteurs les plus progressistes de Hollywood. Autre acteur figurant au générique, fortement marqué, lui aussi, par l'enseignement de Max Reinhardt, mais à Berlin et à Vienne, et non à Los Angeles comme Robert Ryan : Paul Lukas. De son vrai nom Pal Lukacs, natif de Budapest en 1891 et décédé en 1971, débarqué à Hollywood en 1927, Paul Lukas aura alternativement joué des rôles de nazi ou d'antinazi. En 1943, il remporta l'Oscar du meilleur acteur pour un rôle d'antifasciste dans Quand le jour viendra d'Hermann Shumlin. Mais, il incarna également un personnage antagonique dans Confessions of a Nazi Spy (1939), une des premières réalisations qui mettait en lumière la réalité du régime hitlérien et qui était due à Anatole Litvak. Son visage parfois inquiétant et énigmatique - beaucoup de personnages le sont dans Berlin Express - lui permettent d'interpréter à la fois Franzen et Bernhardt. Autre acteur double : Charles Korvin, le faux-résistant français, en réalité espion au service de l'Allemagne nazie. Encore un acteur issu de Hongrie, d'origine slovaque néanmoins, né à Piešťany, un des centres thermaux les plus réputés d'Europe centrale. Il quitte la Hongrie en 1940 pour débuter à Broadway, trois ans plus tard sous le nom de Geza Korvin. Il retrouve ici Merle Oberon avec laquelle il vient de tourner This Love of Ours/Notre cher amour (1945) de William Dieterle et Temptation (1946) d'Irving Pichel. L'épluchage de la distribution artistique ne relève, de ma part, d'aucun choix fortuit : il fournit des pistes et permet de comprendre pourquoi un film fonctionne bien ou mal. Or, Berlin Express a pour objectif de traquer l'atmosphère instable de cet après-guerre, sourdement oppressante parce que les ennemis sont désormais en fuite, tapis dans l'ombre, vulnérables et donc forcément capables d'agir avec plus de perversité. Les acteurs doivent être en mesure d'intégrer cette incertitude latente et d'être, eux-mêmes, ambigus et méfiants. Il faut donc des acteurs impliqués ou possédant des traits qui leur permettraient de comprendre la situation. Ainsi, par exemple, à la gare de Francfort, suite à la disparition de l'éminent Docteur Bernhardt, les participants du drame semblent tous sur le qui-vive. Dans les compartiments du train, au départ de Paris, avant l'attentat, les réserves s'exerçaient sur le ton de la critique ou de la causticité, chacun se disputant sa propre vision de la guerre - la version anglaise, américaine ou russe. La présence de l'ennemi, désormais présent mais invisible, remettra les pendules à l'heure : la paix n'est encore qu'apparente et son masque fort trompeur. À ce titre, l'angoisse consubstantielle au cinéaste n'aura jamais trouvé meilleur terrain de réalité que dans cette Allemagne dévorée par la culpabilité et les fantômes d'un passé à peine éteint. Du reste, on retrouve, dès l’entrée du film, une des particularités du réalisateur - même s'il faut l'envisager sur un ton d'humour : le caractère volontiers apatride des protagonistes. Lucienne (Merle Oberon) pour échapper à la curiosité de ses interlocuteurs est d'abord russe, puis allemande mais effectivement française. Devenu citoyen américain en 1919, Jacques Tourneur avait mieux compris que d'autres la formation toute relative d’une nationalité, surtout aux Etats-Unis, entité fédérale malaisément constituée, pas toujours en mesure d’ordonner des êtres débarqués en cette partie du monde pour guérir leur propre instabilité (voir Canyon Passage, cité plus haut). La photographie de Lucien Ballard, l'époux de Merle Oberon - conjuguant clair-obscur menaçant et nudité de la lumière chère aux néoréalistes - se situe, par ailleurs, au diapason de ce film, bâti en forme de puzzle, oscillant sans cesse entre un souci d'objectivité réaliste et une dimension obscure et inquiétante, parachevée par le rythme haletant d'un thriller dont le spectateur attend un dénouement qui ne sera jamais tout à fait éclairci. Jacques Tourneur, fidèle à lui-même, préfère nous laisser dans l'indétermination et le mystère. Nous connaissons le meurtrier mais pas forcément les ramifications qui expliquent le crime. À mesure que le temps passe, Berlin Express se bonifie. C'est une bonne nouvelle pour Jacques Tourneur.