B
Baby of Mâcon (The) [1993 - G.-B., 122 min. C] R. Sc. Peter Greenaway. Ph. Sacha Vierny. Déc. Ben Van Os, Jan Roelfs. Cost. Dien Van Staalen. Pr. Kees Kasander/Allarts/UGC. I. Julia Ormond (la fille), Ralph Fiennes (le fils de l'évêque), Philip Stone (l'évêque), Jonathan Lacey (Cosimo Medici), Nils Dorando (l'enfant), Don Henderson (le père confesseur).
~ 1659. La famine et la stérilité ont accablé les habitants de Mâcon, une commune de Bourgogne. À la cour de Cosme III de Médicis, grand duc de Toscane, une troupe de comédiens donnent une pièce en forme de parabole sur cette tragédie. Une femme laide et vieille enfante, par miracle, d'un bébé beau comme Jésus. La sœur de celui-ci qui est vierge exploite la crédulité des gens afin de monnayer les prodiges que le divin enfant est censé procurer...
Peter Greenaway est une des figures les plus excentriques du cinéma mondial. Il entre dans la célébrité dès son deuxième LM, The Draughtsman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) sorti en 1982. « Intrigue policière, marivaudage libertin, jeu de l'esprit et réflexion sur la perspective » [Dictionnaire mondial du cinéma], œuvre unique en définitive, Meurtre dans un jardin anglais réunit les attributs essentiels du réalisateur gallois : esprit humoristique, penchant pour l'innovation et l'expérimentation, récréation autour de la culture et de la pensée. The Baby of Mâcon est placé, quant à lui, sous le signe du morbide, de la luxure et de la provocation, tout en conservant les caractéristiques énoncées auparavant. Il n'y a rien de gratuit néanmoins chez ce cinéaste issu de l'art pictural. Lequel y est ici très prégnant : la photo de Sacha Vierny, raffinée - jeu sur le rouge et l'or, le noir et le blanc, sur la somptuosité des décors et de l'apparat -, contribue à rendre encore plus fascinant et ensorcelant l'atmosphère de cette allégorie médiévale mêlant la bouffonnerie et le drame, la grossièreté et le stupre à l'atrocité des châtiments. « Le film est construit comme un jeu de miroirs et d'interférences où la scène renvoie au public, le théâtre au cinéma, le passé au présent.» [Claude Bouniq-Mercier, op. cité] « Ce film est consacré à l'innocence exploitée et malmenée. Les journaux sont pleins d'histoires d'enfants maltraités, voire torturés et assassinés, ou d'abus plus insidieux, mais qui me choquent beaucoup, en particulier l'utilisation des enfants par la publicité et les médias. Je ne voulais pas poser ces questions dans un cadre contemporain, je voulais créer un décalage afin que le spectateur puisse réfléchir et pas seulement réagir émotionnellement. J'ai donc inventé cette histoire, qui se déroule au milieu du dix-septième siècle, dans le nord de l'Italie ou le sud de la France (même si le film a été tourné en Allemagne, à Cologne). Il s'agit d'une troupe de théâtre qui, pour le bon plaisir d'un prince à la religiosité hystérique, monte un mystère médiéval dans le style baroque. Il raconte l'histoire d'un bébé doté de pouvoirs magiques, de la vénération qu'il suscite et des conséquences désastreuses qui en résultent. [...] ce film se déroule à la fois en temps réel, dans la durée de la pièce jouée par la troupe de comédiens - il est d'ailleurs divisé comme elle en un prologue, trois actes et un épilogue. Mais, en même temps, il couvre quatre ans et demi, la durée de vie du bébé, que l'on voit naître en scène au début. Et The Baby of Mâcon mêle les acteurs et les spectateurs de la pièce, et les différents degrés de facticitJé de leurs actes, à la manière de Pirandello. L'histoire se passe dans une époque d'épidémie qui a rendu stérile toutes les espèces. La naissance du bébé est un miracle qui déclenche des comportements magiques à la fois sur scène et hors de scène. L'innocent, c'est évidemment le bébé, mais aussi à un deuxième degré sa grande soeur de huit ans. Elle se sert de lui pour nourrir son fantasme : être Marie portant l'Enfant Jésus. J'avais envie d'utiliser les innombrables représentations de nativité et de Vierge à l'enfant qui ont envahi la peinture à cette époque. Elle aussi, et les membres de la troupe, qui exploitent le bébé, seront à leur tour manipulés et abusés par l'Eglise, et victimes de la religiosité fausse et sensationnaliste qui dominait à l'époque. Il y a bien sûr un parallèle entre le spectacle théâtral et les cérémonies religieuses, entre les acteurs et les officiants, entre le public et les fidèles. Le télescopage entre ces différents aspects m'a semblé particulièrement adapté à l'époque baroque, celle où l'Eglise utilise à fond la musique, les images, la lumière - c'est-à-dire les éléments mêmes du cinéma -, au service de sa propagande. The Baby of Mâcon est donc une nouvelle réflexion sur le spectacle, sur les rapports entre l'illusion et la réalité », déclarait Peter Greenaway au journal Le Monde. [Entretien publié le 13 mai 1993].
Bagdad Café (Out of Rosenheim) [1987 - E.-U., All., 95 min. C] R. Percy Adlon. Sc. P. et Eleonore Adlon, Christopher Doherty. Déc. Bernt Amadeus Capra, Byrnadette Di Santo, Christian Bachet. Ph. Bernd Heindl. Mus. Bob Telson, chanson Calling You interprétée par Jevetta Steele. Pr. Percy et Eleonore Adlon. I. Marianne Sägebrecht (Jasmine Münchgstettner), CCH Pounder (Brenda), Jack Palance (Rudi Cox), Christine Kaufmann (Debby), Monica Calhoun (Phyllis, la fille de Brenda).
~ À la suite d'une violente brouille, un touriste bavarois largue son épouse au milieu du désert mojave en Californie. Jasmine (Sägebrecht), la femme outragée, poursuit sa route à pied et atterrit dans un motel lamentable, le Bagdad Café, situé au bord de la célèbre route 66. L'établissement est dirigé par Brenda (Pounder), une dame lasse et surmenée qui élève, seule et sans grand enthousiasme, ses enfants. Le café est fréquenté par des routiers et une fidèle clientèle de marginaux sympathiques comme une tatoueuse, un serveur indien, un campeur lanceur de boomerang et un ancien peintre-décorateur de cinéma (Jack Palance) pour lequel Jasmine éprouve une grande attirance. Petit à petit, Jasmine va bouleverser l'existence de la communauté par ses qualités d'ordre, de propreté et d'harmonie et par ses talents de prestigiditatrice. Mais aussi par sa gaieté et sa délicatesse humaine. En retour, la vie de Jasmine va s'éclairer et se métamorphoser...
« Ouvrant son film par une série de plans obliques entrechoqués, Percy Adlon déstabilise le spectateur. Nous présentant en montage alterné le mal nommé Bagdad Café, le réalisateur allemand Percy Adlon (décédé au début de l'année 2024) nous plonge au cœur d'un ouragan qui a nom Brenda, sa vociférante gérante. Mais très vite, il dépêche Jasmine, l'énorme Bavaroise sans grâce, [...] vers ce lieu de désordre et de désolation », écrit Guy Bellinger. La grâce n'est sûrement pas dans l'apparence, mais dans le cœur de Jasmine, l'Allemande originaire de Rosenheim. Et cette grâce Percy Adlon réussit à la faire passer dans son film. Jasmine va transformer le Bagdad Café en joyau. Le public hexagonal accorda un juste et triomphal accueil à cette œuvre pleine de fraîcheur et de générosité (plus de 2 M de spectateurs). La générosité précisément, « c'est que toutes les singularités peuvent dialoguer. C'est une fable, l'artifice des couleurs est là pour le rappeler. Mais dans cette utopie, le cinéaste a mis une irrésistible conviction », notait Frédéric Strauss pour Télérama [25 juillet 2015]. Le film a reçu de nombreuses récompenses.
Bako, l'autre rive [1979 - France/Sénégal, 110 min. C] R. sc. et dial. Jacques Champreux. Ph. Jacques Ledoux, Maxime Debest. Mont. André Pavanture, Marie-Christine Rougerie, Diop Alassane. Mus. Lamine Konte. Pr. Orpham Prod. (Paris), Office de Radio-Télévision du Sénégal. I. Sidiki Bakaba (Boubacar), Cheikh Doukoure (Camara Lamine), Guillaume Correa (Timothée Bienvenue), Doura Mane (Le Passeur). Prix Jean-Vigo 1978.
~ La misère qui sévit au Mali. Manque d'eau, de riz et de travail en ville. Contre l'avis de sa fiancée, Boubacar rejoint son frère à Paris afin de subvenir aux besoins de la famille.
Bako signifie en bambara « l'autre rive ». Pour les habitants de la vallée du fleuve Sénégal, l'autre rive c'est la France. Ici, c'est l'histoire d'un trajet clandestin et tragique. Entre 1970 et 1977, on estimait à un millier le nombre de morts résultant de ces migrations aléatoires vers un pays plus clément. Un demi-siècle plus tard ou presque, le sujet demeure brûlant. Bako, l'autre rive signait hier l'inégalité criante et l'échec des relations Nord/Sud. Le monde n'a guère changé : il n'y a pas de quoi être fier. Un récit dépouillé, bien conduit et auréolé d'une grande beauté. « Bako, sans jamais faire appel aux facilités de la propagande, nous montre l'itinéraire complet du voyage impossible d'un jeune Malien vers la France. Ce voyage vers la lumière qui est (en fait) le voyage au bout de la nuit, les spectateurs le suivent avec un intérêt constant, une pitié grandissante et surtout un véritable effarement devant cette exploitation révoltante et imbécile de l'homme par l'homme. Il reste à souhaiter que soit entendue la leçon de ce film sincère et captivant », écrivait le regretté Robert Chazal [France-Soir, 16 janvier 1979]. Le vœu était également partagé par Jacques Laval alias Loubala qui, après avoir souligné la force bouleversante du film, notait : « Je suis sorti accablé de cette projection. Elle me rappelait des souvenirs personnels, ce que je raconte au chapitre IX d'un livre, Un homme partagé, chez Julliard : « Un Sénégalais à Paris ». Mais en même temps j'étais ennobli, rempli de respect : des êtres purs existent. Dans un équilibre qui nous dépasse, perdus que nous sommes au milieu de désordres effroyables, seuls les innocents peuvent faire reculer le manteau des ténèbres. Cette espérance, qui sait : l'endroit d'une réalité dont l'envers nous fait peur, ne peut être dite qu'en tremblant. »
Bandera (La) [1935 - France, 98 min. N&B] R. Julien Duvivier. Sc. dial. J. Duvivier, Charles Spaak d'après Pierre Mac Orlan. Ph. Jules Krüger, Marc Fossard. Mus. Jean Wiener, Roland Manuel. Mont. M. Poncin. Pr. SNC. Jean Gabin (Pierre Gilieth), Annabella (Aïcha la Slaoui), Margo Lion (Planche-à-Pain), Viviane Romance (la fille de Barcelone), Robert Le Vigan (Franando Lucas), Pierre Renoir (capitaine Weller), Aimos (Marcel Mulot), Gaston Modot (soldat Muller).
~ Pour avoir commis un meurtre, Pierre Gilieth (Gabin) s'engage dans la Légion espagnole afin de faire table rase de son passé. Il est retrouvé par Lucas, un délateur alléché par la prime que les parents de la victime lui promettent. Les deux hommes apprennent pourtant à se connaître et une estime réciproque commence à se faire jour...
À la source du film, il y a un roman - publié en 1931 - et un auteur, Pierre Mac Orlan (1882-1970). L'œuvre mouvante, angoissée, hantée de l'auteur du Quai des Brumes que Carné mettra en scène trois ans plus tard, mérite d'être reconnue à sa juste place. Louis Ferdinand Destouches, alias Céline, qui admettait si difficilement le talent de ses pairs, dira : « Mac Orlan avait tout prévu, tout mis en musique, trente ans à l'avance. » Ce pressentiment inquiet du devenir, plus intuitif que prémédité, et auquel on accola l'étiquette de "fantastique social", devait, tôt ou tard, recouper le sentier du "réalisme poétique" au cinéma. Du reste, les personnages du romancier sont à l'image même du romancier. Ils camouflent leur véritable identité, s'en reconstruisent une ou plusieurs autres, toutes de nature à brouiller les pistes. La Bandera est ainsi fait : qui sont donc Pierre Gilieth (J. Gabin) ou son persécuteur, Fernando Lucas (R. Le Vigan) ? Quant au romancier, il s'appliqua lui-même à effacer les signes de ses jeunes années pour se construire une biographie légendaire, gommant également son nom de famille (Dumarchey) , « au profit d'une personnalité littéraire au nom fantaisiste dont le passé coïncidait merveilleusement avec son œuvre. » [B. Baritaud) Duvivier trouva dans le roman de Mac Orlan matière à exprimer sa vision pessimiste de l'humanité. De ses périodes traversées avec incertitude et pauvreté - à la fin des années 1900 - l'auteur en conserve également la trace. Tel Mac Orlan à ce moment-là, il faut imaginer, en Pierre Gilieth, « une existence médiocre, inquiète, dominée par des préoccupations de survie, des mois à la fois fébriles (l'obsession de manger) et désœuvrés. » [B. Baritaud, Pierre Mac Orlan, sa vie, son temps, Librairie Droz, 1992] Toutefois, le récit n'est pas le simple fruit d'une imagination fertile. Mac Orlan avait pour méthode d'effectuer des reportages préparatoires à ses romans. La Bandera avait été précédée par une enquête conduite en Espagne, au Maroc et en Algérie (Légionnaires, 1930). Au passage, si l'œuvre s'inscrivait dans un contexte colonial, pouvait-on l'incriminer, comme ce fut le cas plus tard, pour cette seule raison ? La force du film (et du roman) transfigure le décor. Soyons honnêtes, tout de même, La Bandera de Mac Orlan n'est pas une exclusivité. « Des existences éperdues et sans joie qui s'achèvent dans les dunes du Sahara, on en rencontre dans bien des œuvres de Mac Orlan », écrit France Marie Frémeaux [In : Dictionnaire des orientalistes de langue française, sous la dir. de F. Pouillon, Karthala, 2008]. Le fait ne se discute point... et de légionnaires, il en est souvent question : Le Camp Domineau (1937) ou Carrefour des trois couteaux (1940) pour ne citer qu'eux. Au-delà, c'est un événement plus déterminant qui explique La Bandera. Le roman est inspiré par le malheur d'un frère, Jean Dumarchey en l'occurrence. L'écrivain n'avait-il pas confié, en secret, que ce fut, à la suite d'un meurtre, que ce dernier incorpora la Légion étrangère ? Pierre Gilieth s'est, quant à lui, engagé dans la Légion espagnole après avoir commis un assassinat à Rouen, rue Saint-Romain (ndlr : dans le film, ce sera Paris, rue Saint-Vincent). « Il meurt au combat, pleuré par une jeune prostituée, Lalla Aïcha, "fille de la douceur". On est en 1928, le Rif s'est embrasé. » (F. M. Frémeaux) Fondamentalement, il ne faut appréhender dans cet acte nul héroïsme, nulle morale. « Quand j'aurai l'uniforme sur le dos, je serai tranquille », dit Gilieth. Mac Orlan traduit : « Il se cramponnait à cette idée comme un naufragé à une bouée. L'uniforme de la Légion devait le protéger contre lui-même et contre les autres. » Puis, il termine le chapitre IV ainsi : « Il s'endormit dans le calme, tel qu'il était un an plus tôt quand il dominait son petit peuple de filles et de malfaiteurs. » L'équivoque est totale : Qui est donc Pierre Gilieth ? Jean Gabin aima La Bandera. Il rêvait, dès lors, d'incarner Pierre Gilieth à l'écran. Sur le tournage de Maria Chapdelaine, l'année précédente, il découvrit une identique passion chez Julien Duvivier. Ainsi, le projet s'ébaucha et finit par devenir réalité. La Bandera symbolisera, pour les deux hommes, le début d'ambitions artistiques plus grandes. L'adaptation s'avérait pourtant coûteuse : la plus large partie du roman se déroulait effectivement dans l'ex-zone espagnole du Maroc. Des figurants seront d'ailleurs prêtés par l'armée espagnole du général Franco. À sa sortie, le film comportera même une dédicace au général. Toutefois, celle-ci sera prudemment retirée lorsque s'enclenchera la Guerre civile.
Pour transcrire le roman à l'écran, Julien Duvivier et Charles Spaak tiennent à associer l'écrivain. Mac Orlan précisera : « Entre le roman et le film, la différence n'est pas grande. » Oui et non, dirions-nous. Le film sera prioritairement envisagé du point de vue de Gilieth/Jean Gabin : cela nous prive d'évaluer, avec plus d'exactitude psychologique, la rivalité amoureuse des adversaires Gilieth/Lucas (Gabin/Le Vigan) autour de la belle marocaine Aïcha (Annabella). C'est sans doute logique puisque Duvivier écourte le roman. La conclusion du film est nettement romantique : Lucas, seul survivant, réplique, à l'appel des noms des sacrifiés de La Bandera : "Mort à l'ennemi !", en ajoutant que Gilieth vient d'être nommé caporal au champ d'honneur. Le public ne verra donc pas Lucas, démis de ses fonctions de policier, se marier, se faire appeler du nom de son ennemi puis de celui de Juan Moratin, réintégrer la Légion afin d'y revoir une Aïcha enlaidie et méconnaissable, ayant pratiquement oublié qui fut Pierre Gilieth. Voilà pourtant la partie la plus bouleversante du roman, en tous cas la plus apte à nous introduire dans cette matière instable qu'est le monde de Mac Orlan. Julien Duvivier, cinéaste des faux-semblants et du mensonge, y aurait trouvé, à son tour, une substance nettement plus riche et plus révélatrice. Tel quel, La Bandera fascine tout de même. Duvivier brille dans les scènes d'intérieur, là où il peut le mieux dévoiler la nature impénétrable de ses personnages qui, pour fuir un passé qui les condamne, l'enfouissent dans une captivité qui leur assure une immunité provisoire. « Ainsi, vous êtes de la police. Si j'avais connu votre identité plus tôt, je vous aurai rayé de l'effectif. Des gens comme vous n'ont rien à faire chez nous. Nos hommes méritent qu'on les oublie », lâche Weller, l'officier borgne au front balafré (P. Renoir), lorsqu'il découvre, au moment d'expirer, l'identité réelle de Lucas. La performance artistique - Annabella exceptée - est, au demeurant, étourdissante. Les acteurs y sont à leur place. La Bandera est devenu mythe grâce aux prestations habitées d'un Gabin, d'un Le Vigan voire d'un Pierre Renoir.
- Dans le roman, il est rappelé que la Légion étrangère espagnole, créée par un décret royal datant de 1920, est divisée en huit unités formant corps. On les nomme banderas, du mot bannière. "Elles possèdent chacune des fanions magnifiques qui correspondent à leur nom." Mac Orlan ne s'éloigne pas de la réalité : il fait diriger cette légion par son premier commandant authentique, l'officier franquiste José Millán-Astray (1879-1954) qui, durant la guerre dans le Rif, en 1921, sera grièvement blessé, perdra l'œil droit et sera amputé du bras gauche. L'auteur écrit : "Aussi, la silhouette maigre et énergique de Millán-Astray est-elle inoubliable. Tels étaient peints, par Vélasquez, les grands capitaines castillans à l'époque où l'infanterie espagnole était la plus célèbre du monde." Dans le capitaine Weller, joué par Pierre Renoir, on ne doit pas penser à Millán-Astray bien sûr... mais, à cette frénésie guerrière qui se moque de la vie. S'il n'y a chez les légionnaires mis en scène par Duvivier, nulle idéologie, en revanche, leur détermination nihiliste coïncide, dans l'action, avec le cri de ralliement fasciste Viva la Muerte ! dont Millán-Astray fut d'ailleurs l'auteur.
- Pour incarner Aïcha, on comptait initialement sur Tela-Tchaï, une danseuse qui cachetonnait dans des figurations exotiques. La production changea d'avis : on voulut faire appel à une artiste de renom. Annabella, alias Suzanne Charpentier (1907-1996), qui s'était merveilleusement illustrée dans Le Million (1931) et Quatorze Juillet (1933) - elle était née un 14 juillet ! - de René Clair, mais surtout dans le poétique Marie, légende hongroise (1932), film de Paul Fejos, fut alors pressentie. Elle était pourtant en convalescence auprès de sa famille au Pilat, près d'Arcachon (Gironde). Un accident survenu sur le tournage de Variétés de Nicolas Farkas, où elle jouait avec Gabin, l'avait immobilisée. Elle accepta la proposition par amitié pour l'acteur du Quai des Brumes. Son talent n'est nullement en cause, loin s'en faut... mais le rôle d'une femme au passé obscur ne lui convenait sûrement pas.
- Il serait intéressant de comparer la destinée personnelle, au cours de la période avant l'Occupation et pendant l'Occupation, de quelques-uns des artistes de La Bandera : entre un Robert Le Vigan (1900-1972), collaborationniste et propagandiste antisémite, frappé à la Libération de dégradation nationale, ou un Aimos, tué par les troupes allemandes lors de l'Insurrection de Paris (20/08/1944), en passant par Jean Gabin, servant dans un régiment blindé FFI. S'agissant de Le Vigan, Duvivier, aux côtés de Louis Jouvet et du couple Barrault-Renaud, essaya de le sauver en déclarant à la Cour de justice de la Seine : "Je ne puis dire que je le considère comme un homme parfaitement normal. Il est susceptible de subir des entraînements que rien de censé ne peut justifier." Son amitié indéfectible et coupable pour Céline constitue-t-elle un de ces "entraînements" inexplicables ? Lire, entre autres, de cet écrivain, D'un château l'autre (1957) qui relate leur fuite à Sigmaringen en 1944. Dans ces périodes troubles et troublées, l'écran français ne fut donc ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir. Ce fut néanmoins une des époques les plus ineffaçables de notre cinéma.
Barbarosa (titre alternatif francophone : La Vengeance mexicaine) [1982 - E.-U., 90 min. C] R. Fred Schepisi. Sc. William Wittliff. Ph. Ian Baker. Mus. Bruce Smeaton. Pr. Paul Lazarus III/Inc. Television Company. I. Gary Busey (Karl Albert Westoff), Willie Nelson (Barbarosa), Gilbert Roland (Don Braulio Zavala), Isela Vega (Josephina Zavala). de
~ Karl, un jeune fermier texan, fuit sa contrée pour avoir tué par accident son beau-frère. Il rencontre dans le désert mexicain un bandit notoire surnommé Barbarosa (W. Nelson). Celui-ci est pourchassé par de nombreuses personnes qui rêvent d'avoir sa peau. Pour ces raisons-là, les deux hommes font cause commune. Barbarosa semble atteint par les balles d'Angel (Luis Contreras), un chef de bande qui est à sa recherche. En réalité, Karl, sommé de l'ensevelir, s'aperçoit que Barbarosa vit encore. Plus tard, la nouvelle de la résurrection de Barbarosa ne fera qu'amplifier sa dimension légendaire...
Troisième LM du réalisateur australien Fred Schepisi qui s'est fait connaître avec The Devil's Playground (1972), inspiré par sa jeunesse dans la banlieue de Melbourne, puis Le Chant de Jimmy Blacksmith (1978) présenté au festival de Cannes. Barbarosa - un western - inaugure une série de films tournés aux États-Unis, dont le plus célèbre (peut-être) en France serait l'adaptation réussie du roman d'espionnage de John le Carré, The Russia House (1991) avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer. Barbarosa n'a rien d'un film de l'Ouest américain. Ici, l'on se sent plus proche d'une nature intacte et saine. Ici, l'on se sent au contact d'une sauvagerie plus conforme aux instincts de survie qu'à l'explosion d'une perversité dominatrice. Ni western classique, ni western anticonformiste, ni western parodique, Barbarosa crée d'authentiques personnages hallucinés et sans contrefaçon aucune, signes d'originalité dans le cinéma contemporain.
Bàrnabo delle montagne [1994 - Italie, France, Suisse, 124 min. C] R. Mario Brenta. Sc. Angelo Pasquini, M. Brenta avec la collaboration de Francesco Alberti, Enrico Soci, d'après le roman éponyme de Dino Buzzati (1933). Photographie : Vincenzo Marano. Décors : Giorgio Bertolini. Costumes : Paola Rossetti. Son direct : Laurent Barbey. Montage : Roberto Missiroli. Musique : Stefano Caprioli. Production : Tommaso Dazzi pour Nautilus Film (Rome), Les Films Number-One-Flach Film (Paris). Interprétation : Marco Pauletti (Bàrnabo), Duilio Fontana (Berton), Carlo Caserotti (Molo), Antonio Vecellio (Marden), Angelo Chiesura (Del Colle), Alessandra Milan (Ines), Elisa Gasperini (la grand-mère).
~ Présentons succinctement Mario Brenta : natif de Venise, en 1942. Il appartiendrait donc à la génération d’un Bernardo Bertolucci, d’un Dario Argento voire d’un Gianni Amelio. Il n’a pourtant pas acquis semblable renommée. Le créateur est rare et secret. Tout ce qu’il a réalisé n’est pourtant jamais passé inaperçu, du moins aux yeux des initiés. Graphiste dans la publicité, il nourrissait depuis toujours une passion pour le cinéma. À cet effet, il s’installera à Rome où il s’emploiera comme scénariste. Au début des années 60, il devient l’assistant réalisateur d’Eriprando Visconti, l’un des petits-fils du célèbre Luchino, pour Una storia milanese. La rencontre qui le marquera durablement sera celle faite avec Ermanno Olmi. Un documentaire Effetto Olmi reflète cette influence, à travers le tournage d’ À la poursuite de l’étoile du cinéaste lombard. L’année suivante, il participe avec Olmi à la fondation d’une école de formation, Ipotesi Cinema qui permettra même de soutenir la production de films. C’est le cas de Maicol, qu’il réalise en 1988. Le film obtient le prix Georges Sadoul du meilleur film étranger et le prix « Film et Jeunesse » au Festival de Cannes. Maicol est le récit difficile d’une enfant de 5 ans froidement traitée par une mère-célibataire. Quatorze ans auparavant, Brenta s’était distingué avec Vermisat, une œuvre encore fortement réaliste sur le parcours misérable d’un père de famille SDF atteint de tuberculose. Présenté à la Mostra de Venise, le film remportera le Prix du Jury à Valladolid. Bàrnabo delle montagne d’après Buzzati était un vieux projet. On remarque qu’Olmi réalise, quelques mois auparavant, Il segreto del bosco vecchio/Le Secret du vieux bois, inspiré du même écrivain. Bàrnabo delle montagne sera sélectionné au Festival de Cannes et bien reçu par la critique. Le cinéaste est ensuite impliqué, au cours des années 2010 et, aux côtés de Karine de Villers, dans la production de documentaires. Brenta a toujours aimé Dino Buzzati. Voici ce qu’il déclarait en 1994 : « Buzzati fut l’écrivain préféré de mon adolescence, mais je n’ai découvert Bàrnabo des montagnes que plus tard, en 1980. J’ai tout de suite eu envie d’en faire un film, j’ai écrit un scénario, mais les années ont passé. […] Il faut du temps pour le cinéma, qui m’apparaît de plus en plus comme un moment de réflexion, surtout depuis que se sont développés, dans le domaine de la communication audiovisuelle, de nouveaux espaces d’intervention plus directs, plus immédiats. » En deuxième instance, les lieux filmés ici sont ceux de son enfance. « Mon père était colonel de chasseurs alpins, il était plus ou moins habillé comme Bàrnabo », confie le réalisateur. Entre Brenta et le récit de Buzzati, il existe donc une autre histoire, personnelle celle-là. Que Bàrnabo vienne postérieurement dans les lectures buzzatiennes de Brenta surprendra un peu. L’œuvre fut la première imprimée, sa publication date de 1933. Or, selon Marcel Brion, dans ce « récit, tout est annoncé que l’on verra plus tard se développer dans les autres livres de Buzzati ; les grands thèmes sont là, qui s’architectureront dans Le Désert des Tartares [ndlr : édité en 1940], et se diversifieront en d’innombrables variations dans ses contes, jusqu’à la toute récente Esperimento di magia [ndlr : réédité en 2009 dans le recueil Nouvelles oubliées, traduites en français pour Robert Laffont]». L’explication du décalage chez Brenta s’explique aisément : c’est précisément le succès du Désert des Tartares qui entraîne la véritable (re)découverte de Bàrnabo. Le thème central de l’ouvrage ressemble fort à celui du célèbre Désert des Tartares. Les hommes se construisent un mythe qui leur permette de nourrir et justifier une existence. Le mythe de Bàrnabo delle montagne c’est la poudrière que les gardes forestiers doivent surveiller nuit et jour tandis que celui du Désert des Tartares c’est l’ennemi qui pourrait surgir aux confins et qu’il faut guetter en permanence du haut du fort Bastiani. Mais la présence d’explosifs sous la roche et les éventuels brigands qui pourraient s’en saisir ou l’irruption des Tartares envahisseurs – les Tartares existent-ils encore ? - ne sont qu’improbabilités. Il se peut que tout cela soit pure anachronie. L’absurdité ne réside pas tant au niveau des faits historiques qu’au niveau des situations réellement vécues. Seconde remarque : l’éditeur regroupe, fort à propos, Bàrnabo et Il segreto del bosco vecchio, celui-ci datant de 1935. Les deux œuvres abordent de manière paradoxale la question du rapport des hommes avec la nature, et, comme conséquence de celui-ci, la relation pathétique qu’ils entretiendraient avec le temps. Attente et fuite des jours et des années, l’homme les affronte dans un duel dissimulé avec la mort. Comme le commandant Giovanni Drogo du Désert des Tartares, l’homme doit faire face à la puissance inflexible du trépas sans faillir. Là se tient son héroïsme : sa capacité à aller au-devant d’elle dans la plus parfaite solitude et la plus absolue résignation. Il s’agit d’un thème fort chez Buzzati, natif de Belluno, commune sise dans la région des Dolomites et qui surplombe la haute vallée du Piave. Comme cette loi propre à son univers : « lorsqu’on s’aperçoit (verbe magique chez Buzzati) de ce qui réellement est en train de se passer, il est trop tard pour agir. » (François Livi). On a l’impression qu’Olmi et Brenta se sont, à un an d’intervalle, partagé la tâche. L’un répondant à l’autre puisque là où Il segreto del bosco vecchio emprunte les voies de la magie féérique, Bàrnabo, tout au contraire, renoue avec le hiératisme mythologique. Plus fondamentalement, dans Il segreto del bosco vecchio l’homme bouscule l’ordre naturel des choses afin de le plier à sa propre exigence, tandis que Bàrnabo inspire l’éternité du monde, le cycle qui se referme, le temps qui ne s’achève jamais parce que l’homme est ici en étroite fusion avec la nature. Mario Brenta filme, pour sa part, les nuées qui s'élèvent entre les roches avec la même concentration qu'il lui faut pour capturer en plongée la lente ascension des hommes dans le sentier. Il saisit encore le relief des visages de la même manière qu'il observe les aspérités du bloc alpin. À cette nature, l'homme y retournera inéluctablement. Comme Bàrnabo disgrâcié, réintégrant non le détachement des gardes forestiers, dont il est irrémédiablement exclu, mais le lieu de « ses sens et de son âme » (M. Brion). Buzzati auréole d’ailleurs les éléments. Dans Il segreto del bosco vecchio les vents n'ont-ils pas des prénoms d'hommes ? L’écrivain, peintre et dessinateur tout autant, croit en l’homme parmi les éléments et non en l’homme au-dessus (ou au centre) des éléments. Autant d’éléments pour accrocher du sens à nos ours et à leur fameuse invasion en Sicile ! « Il segreto del bosco vecchio » ramène sur ce versant. La différence de ton remarquable entre ce dernier et Bàrnabo delle montagne, écrit Marcel Brion, « tient à ce que l’un (Bàrnabo) garde la gravité sombre d’une légende mythologique, et l’autre (Il segreto…) se plie aux caprices de la fantaisie, de la même manière que les contes de fée. » L’œuvre de Buzzati entretient à dessein ce contraste : le fantastique n’étant que le reflet de la nature invisible, celle qui ne peut échapper qu’à des esprits insensibles ou n’ayant pas appris à la percevoir. Chez le romancier, du reste, les indications topographiques elles-mêmes renvoient à une géographie fantastique, tout à la fois précise que surnaturelle – il faut bien évidemment les capter en italien. Citons-en quelques-unes : Rocce del Palazzo, Pagossa, Valle delle Grave, Col Verde… En montagnard averti, Buzzati sait cependant que la roche, le fleuve et la forêt ne sont pas plus immortels que l’homme ou la bête. Rocher, fleuve et forêt se couvrent de neige, craquent, se tordent et agonisent lentement, plus lentement, tellement plus lentement… qu’on les croirait immuables. « L’ambivalence symbolique de la montagne est soulignée tout au long de Bàrnabo. Apparemment hors du temps quand elles se dressent en plein soleil, les montagnes sont néanmoins traversées par des éboulis, leurs sommets sont battus par les vents. Images transparentes de leur soumission au temps. Mais l’homme n’est peut-être qu’un accident dans un monde dominé par l’impassibilité des sommets et par l’empire qu’ils exercent. Nul ne peut résister à leur envoûtement », écrit François Livi. La nature paraît nous ignorer. Son impassibilité face au drame qui se joue à l’ombre du massif préalpin – la disparition de Darrio et la mort du vieux commandant Del Colle -, Mario Brenta parvient à la traduire en images. Rien ne fut plus difficile néanmoins. Comment réveiller un monde immensément statique, immensément mutique que celui de l’attente, univers tout aussi pétrifié qu’habité psychologiquement ? Le réalisateur Valerio Zurlini eut à l’affronter en 1976 avec l’adaptation du Désert des Tartares. Brenta a précisément choisi d’affirmer nettement la dimension intérieure du récit. Celui-ci imprime a priori une optique pessimiste de la condition humaine. Bàrnabo ne pourra jamais compenser sa lâcheté d’autrefois (« Pour faire tomber des cailloux de la montagne, tu as moins peur... », lui lâche un de ses compagnons). Car, les temps ont changé : tuer des contrebandiers aujourd’hui a perdu du sens. Ce qui était jadis une pleutrerie deviendrait maintenant une traîtrise. La grandeur qui suffit serait d’accepter l’ineffaçable faiblesse. En réalité, la nature absout et le temps également. Il faut se plier à cette loi pour accéder à une forme de maturité. « J’ai voulu rendre très physiquement cette impression de montagne-élément vertical en opposition avec la campagne et ses lignes horizontales. L’exil de Barnàbo a lieu à la campagne et il met à plat, en quelque sorte, ses sentiments. À l’unisson du paysage. Là, il expie ses fautes. Et c’est là qu’il comprend ce qu’est la vie », déclare Mario Brenta. La fable se dessine en filigrane. Bàrnabo delle montagne, selon Brenta, relativise donc le jugement a priori. L'idée de cheminement spirituel intérieur est la clef d'accession à la vérité du monde. Aussi, doit-on faire remarquer que le réalisateur intègre une dimension qui est absente chez le romancier. Une ligne de partage s'esquisse entre un univers masculin (la montagne et le corps militaire) et un univers féminin (la plaine et ses paysannes). Bàrnabo expie sa peine dans un univers féminin. Au plan artistique, Brenta ne s’engage nullement dans un chemin que Zurlini n'aurait pu contourner. Où trouver les hauts officiers du Désert des Tartares ? « Travailler avec des acteurs sur un sujet comme celui-ci aurait exigé un effort considérable pour qu’ils deviennent les personnages », affirme, pour ce qui le concerne, Mario Brenta qui ajoute : « Là, l’interprète était déjà le personnage, avec toute la force de l’évidence, et il suffisait de faire sortir les émotions, puis de les capter. » Le réalisateur a retenu la leçon du cinéma italien d’après-guerre. Pourtant, l’esprit et la conception ne peuvent plus être semblables. Désormais, il n’y avait plus aucun culte, plus aucune morale qu’on ne puisse encenser. À la Cima della Polveriera, tout paraissait, en revanche, comme hier. Le sommet farouche ne s’offrait qu’aux audacieux tandis que le soleil se levait et se couchait toujours au même endroit.
Berlin Express [1948 - États-Unis, 87 minutes. N&B.] R. Jacques Tourneur. Sc. Harold Medford d'après un récit de Curt Siodmak. Ph. Lucien Ballard. Mont. Sherman Todd. Dir. art. Albert S. D’Agostino, Alfred Herman. Déc. Darrell Silvera, William Stevens. Cost. Orry Kelly (robes de Merle Oberon). Mus. Friedrich Hollaender. Pr. Bert Granet, Dore Schary (RKO Pictures). I. Merle Oberon (Lucienne Mirbeau), Robert Ryan (Robert J. Lindley), Charles Korvin (Perrot), Paul Lukas (docteur Bernhardt), Robert Coote (Sterling), Reinhold Schünzel (Walther), Roman Toporow (Lieutenant Kirochilov).
~ Nous sommes à Paris, quelques mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une voix off nous introduit dans le contexte politique de l'époque. Une conférence secrète se tient dans la capitale française. Une commission d'enquête vient d'être mise en place pour essayer d'unifier l'Allemagne. A sa tête, le Dr Bernhardt (Paul Lukas), éminente personnalité pacifiste, de nationalité allemande. D'emblée, le film nous introduit dans l'ambiance trouble du complot : le 4e Bureau français est informé, grâce à la découverte d'un message porté par un pigeon voyageur, qu'un événement fatidique se prépare. Le film nous suggère subtilement que les numéros et l'horaire figurant sur le papier secret ne sont rien d'autre que ceux du train express conduisant le fameux docteur et les membres de ladite commission à Berlin. Un attentat a bien lieu, mais la victime n'est pas celle que l'on croyait. Heinrich Bernhardt a échappé de très peu à celui-ci, mais, en revanche, une trahison lui vaut d'être kidnappé lors d'une halte à Francfort-sur-le-Main. Les délégués - un agronome américain (Robert Ryan), une secrétaire française, native de Lyon, Lucienne Mirbeau (Merle Oberon), Maksim Kirochilov, un officier soviétique, un Anglais Stirling ayant participé aux combats d'El Alamein et un résistant français Henri Perrot (Charles Korvin) organisent la recherche dans une ville dévastée et en ruines... Ainsi donc les prémices d'un thriller angoissant se mettent en place dans le décor parfaitement réaliste de l'Allemagne d'après-guerre. C'est tout ce qui fait l'originalité de ce Berlin Express dû à Jacques Tourneur (1904-1977), cinéaste de l'étrangeté et de l'informulé, devenu célèbre avec ses films Cat People/La Féline (1942), L'Homme-léopard et I Walked with Zombie/Vaudou (tous deux sortis en 1943). Ces œuvres - plus particulièrement la première - constituent des événements essentiels dans l'orientation du cinéma fantastique. Car, comme le dira Jacques Tourneur, « l'épouvante, pour être sensible, doit être familière ». La responsabilité de ce nouveau tournant est également le fait de deux hommes : Charles Kerner et Val Lewton, alors responsables à la RKO, compagnie qui va vraiment permettre au réalisateur d'origine française d'affirmer son talent et sa singularité. Car, à travers tous les genres qu'il fréquentera, Jacques Tourneur, fils d'un autre grand réalisateur, Maurice Tourneur (1876-1961), saura réintroduire quelques thèmes de prédilection dans lesquels surgissent toujours des forces inconscientes qui poussent les individus à agir selon des motivations impénétrables. À ce titre, deux de ses œuvres importantes et qui chacune auront marqué le genre qu'elles illustraient, à savoir Out of the Past/La Griffe du passé (1947), en ce qui concerne le film noir, et Canyon Passage (1946) pour le western, ne doivent pas être ignorées. Concernant Berlin Express, les critiques ont d'abord classé ce film comme moins essentiel, ou, à tout le moins, atypique dans la filmographie du réalisateur. Or, avec le temps, les points de vue se modifient. D'abord, parce que Jacques Tourneur était profondément concerné par les événements politiques de son temps et, ensuite, parce que sa philosophie de la vie et sa vision des êtres qui l'entouraient n'était pas le fruit de sa pure imagination. Il disait, fort justement : « l'horreur véritable c'est de montrer que nous vivons inconsciemment dans la peur. » Jacques Tourneur n'a pas joué avec la peur. Il nous a fait la démonstration que, justifiée ou non, elle habitait, consciemment ou inconsciemment, chacun de nos actes. Et précisément parce que, nous-mêmes, ne nous connaissions pas suffisamment pour prévoir de manière sûre et certaine ce que nous ferions à l'avenir. Et les acteurs de Berlin Express vivent précisément dans cette angoisse. Ils n'ont guère confiance en eux, ni non plus en ce qu'ils croient pouvoir définir comme leurs amis/ennemis circonstanciels ou fondamentaux suivant les aléas de l'Histoire. Au fond, Berlin Express est éclairant pour cette raison-là : la guerre semble gagnée, mais quel est donc, à présent, l'ennemi d'aujourd'hui puisque l'ennemi d'hier a été abattu ? Par ailleurs, cet ennemi vaincu est-il si défait qu'il ne puisse encore agir dans l'ombre pour se servir des déchirements idéologiques des uns et des autres pour abattre ses adversaires fondamentaux : la démocratie et l'amitié entre les peuples ? Le docteur Bernhardt incarnerait cet idéaliste qui livrerait un combat, profondément lucide historiquement, mais totalement utopique à l'heure où il le livre. Nous pouvons l'affirmer aujourd'hui, avec cet optimisme raisonnable, puisque l'Histoire donne raison, un tant soit peu, au personnage incarné par Paul Lukas. Michael Henry Wilson fait, pour sa part, appel au peintre Odilon Redon, « autre magicien du clair-obscur », qui déclarait « agir contre toute espérance c'est agir par vertu ». Ceci pour définir un des aspects intrigants de l'œuvre de Jacques Tourneur auquel Henry Wilson a consacré un ouvrage. Berlin Express est donc un film très fort sur un moment de l'Histoire : un entre-deux mitigé, entre anxiété et espérance, après une catastrophe terrible mais avant une guerre plus insidieuse, guerre froide fusse-t-elle appelée, parce que les adversaires se craignent, se soupçonnent et agissent dans l'ombre. Comment un tel climat n'aurait-il pas intéressé Jacques Tourneur ? En outre, ceci pour confirmer l'importance d'une telle œuvre dans la filmographie du réalisateur, nous pouvons établir avec certitude que, lors d'un entretien avec Bertrand Tavernier, Jacques Tourneur aurait exprimé le souhait de revoir Berlin Express, le seul de ses films qui, avec La Griffe du passé, l'intéressât encore suffisamment. À vrai dire, le projet de Berlin Express doit être imputé au producteur Bert Granet (1910-2002) de la RKO qui, suite à la lecture d'un article publié dans Life Magazine (mai 1946) sur le périple d'un train de l'armée américaine, de Paris à Berlin occupé, manifeste le désir d'en tirer un récit et de le transposer à l'écran. Avec cette idée, il convoque le scénariste Curt Siodmak, frère cadet du réalisateur Robert Siodmak, éminent spécialiste de films noirs aux titres évocateurs (Les Mains qui tuent, Les Tueurs, Pour toi, j'ai tué), tous deux connus aussi pour leur collaboration à cette réalisation fondamentale du cinéma allemand d'avant le nazisme, également un des derniers grands films muets, Menschen am Sonntag/Les Hommes le dimanche (1929), filmé en décors naturels. Curt et Robert sont deux exilés permanents, chassés de leur pays d'origine en raison de leur origine juive. Ils sont natifs de la ville saxonne de Dresde, considérablement atteinte par les bombardements de la fin de la Guerre. Granet choisit donc Curt parce qu'il le croit apte à rendre avec un maximum d'authenticité la réalité de l'Allemagne d'après-guerre. Dans ce contexte, Granet décide de tourner sur les lieux même de l'intrigue, c'est-à-dire en Europe, au milieu des démolitions causées par la guerre, notamment à Francfort, dans une Allemagne, autant anéantie physiquement que moralement. Le film est, par conséquent, un témoignage vivant et réaliste sur une époque. Pour réaliser un tel film, Granet choisit sans sourciller Jacques Tourneur. En revanche, et, sans doute, pour des raisons plus opportunistes, le final du script est dévolu à Harold Medford et l'on pourra le regretter. La part critique du film en pâtira vraisemblablement. Granet voulut exploiter les contacts « officiels » de Medford afin d'obtenir l'aval des autorités d'occupation. Petite parenthèse : rappelons qu'à la fin de la Guerre, le réalisateur italien Roberto Rossellini avait entrepris une fameuse trilogie des villes détruites (Roma, città aperta, Paisa, Allemagne, année zéro). Parmi ceux-ci, Allemagne, année zéro, situé dans un Berlin observé par les yeux d'un enfant pour qui la découverte de la vérité conduira à un acte de désespoir, constitue une véritable parabole sur un peuple moralement en ruines. Nous éviterons quand même d’attribuer à Tourneur un quelconque ascendant néoréaliste. Il faut plutôt en constater une nature intrinsèque à ne jamais négliger l’environnement historique et sociologique. Malgré le désordre inhérent aux conditions de l'après-guerre, le tournage de Berlin Express fut magistralement organisé. L'équipe passa sept semaines entre Paris, Francfort et Berlin. Faire un film en Allemagne constituait, à ce moment-là, un véritable challenge. On fut obligé d'expédier le matériel filmé vers les labos hollywoodiens en raison du manque de matériel. Billy Wilder fut, par exemple, contraint d'attendre le bouclage de Berlin Express pour commencer sa Scandaleuse de Berlin (1948) avec la star Marlène Dietrich. Les lieux de l'action (la porte de Brandenburg, l'Hôtel Adlon, la gare de l'Est, Montmartre...) furent auparavant soigneusement filmés et Bert Granet avait passé six semaines entre la France et l'Allemagne, filmant en 16 mm les décors naturels nécessaires à l'écriture du script. Le producteur de la RKO notera plus tard : « Nous n'aurions jamais pu faire le film si nous avions dû reconstituer les ruines et l'état de dévastation du pays. Je me rendais compte que nous avions pour 65 milliards de dollars de décors gratuits sous la main. » Et, c'est pourquoi, Berlin Express nous semble si précieux, ne serait-ce que sous cet angle-là. Côté casting, Dore Schary (1905-1980), entré à la RKO comme responsable de la production, imposa l'actrice Merle Oberon dans le rôle de Lucienne Mirbeau, secrétaire du docteur Bernhardt. Cette très belle comédienne, aux cheveux de jais et aux yeux en amande, fut révélée par le réalisateur britannique d'origine hongroise, Alexandre Korda (1893-1956) qui lui conféra une aura de femme romantique, distante et mystérieuse. Elle incarna, entre autres, Ann Boleyn dans La Vie privée d'Henry VIII (1933) d'A. Korda puis, en 1939, fut la Cathy de Wuthering Heights d'après le roman d'Emily Brontë, aux côtés de Laurence Olivier. Au sujet de Berlin Express, l'actrice britannique, native de Bombay (Inde), exprima ce point de vue : « Tourneur n'était pas un bon réalisateur. J'ai accepté ce film uniquement pour aller à Berlin. » Selon nous, cependant, Berlin Express fut un des films les plus intéressants de sa carrière. Les interprètes masculins principaux sont Robert Ryan (Robert Linley, l'Américain), Paul Lukas (Dr Bernhardt/Otto Franzen) et Charles Korvin (Henri Perrot/Hozmann). Alors que l'on pressentit John Garfield, la RKO préféra finalement le grand Robert Ryan (1909-1973), un des meilleurs acteurs hollywoodiens, pour qui Max Reinhardt (1873-1943), prestigieux metteur en scène de théâtre autrichien ayant exercé à Berlin, fut la grande influence de sa vie. La même année, Ryan s'illustra dans une des productions RKO/Dore Schary les plus audacieuses, Le Garçon aux cheveux verts, réalisée par Joseph Losey et dont le thème sous-jacent était la ségrégation raciale. Auparavant, et toujours avec cette compagnie, Robert Ryan s'était imposé dans deux excellents films noirs, La Femme sur la plage (1947), film américain de Jean Renoir et Crossfire/Feux croisés, toujours en 1947, d'Edward Dmytryk. Dans ce dernier film, c'est encore de racisme dont il est question et de l'antisémitisme en particulier. Il est clair que Dore Schary est un des producteurs les plus progressistes de Hollywood. Autre acteur figurant au générique, fortement marqué, lui aussi, par l'enseignement de Max Reinhardt, mais à Berlin et à Vienne, et non à Los Angeles comme Robert Ryan : Paul Lukas. De son vrai nom Pal Lukacs, natif de Budapest en 1891 et décédé en 1971, débarqué à Hollywood en 1927, Paul Lukas aura alternativement joué des rôles de nazi ou d'antinazi. En 1943, il remporta l'Oscar du meilleur acteur pour un rôle d'antifasciste dans Quand le jour viendra d'Hermann Shumlin. Mais, il incarna également un personnage antagonique dans Confessions of a Nazi Spy (1939), une des premières réalisations qui mettait en lumière la réalité du régime hitlérien et qui était due à Anatole Litvak. Son visage parfois inquiétant et énigmatique - beaucoup de personnages le sont dans Berlin Express - lui permettent d'interpréter à la fois Franzen et Bernhardt. Autre acteur double : Charles Korvin, le faux-résistant français, en réalité espion au service de l'Allemagne nazie. Encore un acteur issu de Hongrie, d'origine slovaque néanmoins, né à Piešťany, un des centres thermaux les plus réputés d'Europe centrale. Il quitte la Hongrie en 1940 pour débuter à Broadway, trois ans plus tard sous le nom de Geza Korvin. Il retrouve ici Merle Oberon avec laquelle il vient de tourner This Love of Ours/Notre cher amour (1945) de William Dieterle et Temptation (1946) d'Irving Pichel. L'épluchage de la distribution artistique ne relève, de ma part, d'aucun choix fortuit : il fournit des pistes et permet de comprendre pourquoi un film fonctionne bien ou mal. Or, Berlin Express a pour objectif de traquer l'atmosphère instable de cet après-guerre, sourdement oppressante parce que les ennemis sont désormais en fuite, tapis dans l'ombre, vulnérables et donc forcément capables d'agir avec plus de perversité. Les acteurs doivent être en mesure d'intégrer cette incertitude latente et d'être, eux-mêmes, ambigus et méfiants. Il faut donc des acteurs impliqués ou possédant des traits qui leur permettraient de comprendre la situation. Ainsi, par exemple, à la gare de Francfort, suite à la disparition de l'éminent Docteur Bernhardt, les participants du drame semblent tous sur le qui-vive. Dans les compartiments du train, au départ de Paris, avant l'attentat, les réserves s'exerçaient sur le ton de la critique ou de la causticité, chacun se disputant sa propre vision de la guerre - la version anglaise, américaine ou russe. La présence de l'ennemi, désormais présent mais invisible, remettra les pendules à l'heure : la paix n'est encore qu'apparente et son masque fort trompeur. À ce titre, l'angoisse consubstantielle au cinéaste n'aura jamais trouvé meilleur terrain de réalité que dans cette Allemagne dévorée par la culpabilité et les fantômes d'un passé à peine éteint. Du reste, on retrouve, dès l’entrée du film, une des particularités du réalisateur - même s'il faut l'envisager sur un ton d'humour : le caractère volontiers apatride des protagonistes. Lucienne (Merle Oberon) pour échapper à la curiosité de ses interlocuteurs est d'abord russe, puis allemande mais effectivement française. Devenu citoyen américain en 1919, Jacques Tourneur avait mieux compris que d'autres la formation toute relative d’une nationalité, surtout aux Etats-Unis, entité fédérale malaisément constituée, pas toujours en mesure d’ordonner des êtres débarqués en cette partie du monde pour guérir leur propre instabilité (voir Canyon Passage, cité plus haut). La photographie de Lucien Ballard, l'époux de Merle Oberon - conjuguant clair-obscur menaçant et nudité de la lumière chère aux néoréalistes - se situe, par ailleurs, au diapason de ce film, bâti en forme de puzzle, oscillant sans cesse entre un souci d'objectivité réaliste et une dimension obscure et inquiétante, parachevée par le rythme haletant d'un thriller dont le spectateur attend un dénouement qui ne sera jamais tout à fait éclairci. Jacques Tourneur, fidèle à lui-même, préfère nous laisser dans l'indétermination et le mystère. Nous connaissons le meurtrier mais pas forcément les ramifications qui expliquent le crime. À mesure que le temps passe, Berlin Express se bonifie. C'est une bonne nouvelle pour Jacques Tourneur.