Schermo, ieri per oggi
≈≈ Il deserto rosso (Le Désert rouge, 1964
Michelangelo Antonioni) …
ou il y a quelque chose de terrible dans la réalité
- Liminaire
Une zone industrielle d’une ville portuaire du Nord, Ravenne en l’occurrence, une Ravenne [1] qui semblerait donner sur… la Baltique. Giuliana (Monica Vitti), trente ans, vit avec son garçon Valerio et son mari Ugo (Carlo Chionetti) dans une maison qui se situe sur le port industriel. Ugo, ingénieur chimiste, dirige une importante raffinerie et n’a pas le temps de s’occuper de sa femme, qui souffre d’une forme de névrose : tout lui est étranger, et elle se sent étrangère à elle-même. Le seul qui semble s’intéresser à elle est Corrado Zeller (Richard Harris), un ingénieur, ex-collègue d’Ugo, de passage à Ravenne pour chercher des ouvriers spécialisés disposés à le suivre en Patagonie. Peu à peu, Giuliana se confie à Corrado…
- [Aldo Tassone, Antonioni, Champs/Flammarion, 1985]
Comprendre le film :
▪ « De même qu’il n’y a pas à proprement parler d’éclipse dans « L’Éclipse » (Ndlr : le précédent film d’Antonioni datant de 1962), il n’existe pas de désert dans « Le Désert rouge ». Peut-être le désert est-il une métaphore de l’aridité de la vie émotionnelle, et le rouge un symbole des brûlantes pulsions érotiques qui servent de substitut à une existence plus équilibrée. »
[Seymour Chatman, Michelangelo Antonioni, Paul Duncan Éditeur, Taschen, 2008]
▪ « Le Désert rouge » n’est pas simplement le premier film en couleurs d’Antonioni, c’est un film pensé en couleurs »
[Aldo Tassone [Op. cité]
▪ « Avec « Le Désert rouge », je n’ai jamais eu de doutes sur la nécessité d’employer la couleur. […] À mon avis, la raison en est la suivante : la couleur a, dans la vie de nos jours, une signification et une fonction qu’elle n’avait pas par le passé. Je suis certain que, bientôt, le noir et blanc deviendra vraiment du matériel de musée. Celui-ci est le moins autobiographique de mes films. C’est celui pour lequel j’ai tenu davantage le regard tourné vers l’extérieur. […] Je vois toujours en couleurs, c’est-à-dire que je me rends compte qu’elles y sont, toujours. Je rêve, les rares fois que cela m’arrive, en couleurs. »
[Michelangelo Antonioni]
▪ « Plus que sur le rouge, ce désert tire sur le noir de fumée : ainsi de la coque du navire sur lequel Giuliana voudrait partir, ou de cette curieuse maison peinte en noir qui se détache sur le ciel d’hiver à côté du gigantesque radio télescope de Medicina. Si le bleu, le vert, le rose (Ndlr : Dans l’histoire racontée par Giuliana à son fils : ce rêve paradisiaque a été tourné sur une plage rose de l’île de Budelli en Sardaigne, autrefois propriété personnelle du riche entrepreneur milanais Piero Tizzoni.) restent des aspirations inaccessibles, le climat dans lequel vivent les personnages est irrémédiablement gris. Comme le suggère le titre, les véritables protagonistes du « Désert rouge » ne sont plus les relations ni les sentiments (comme dans « L’avventura » ou dans « L’Éclipse ») mais l’environnement : l’usine, le complexe industriel de Ravenne, le port. C’est la nouveauté capitale du neuvième long métrage d’Antonioni. » (A. Tassone) On s’aperçoit ici, et plus encore de nos jours, en quoi « Le Désert rouge » interpelle fortement. L’environnement influe de façon dramatique non uniquement sur la psychologie mais sur la physiologie des personnages. Dans ce paysage sans nature et sans humanité, Giuliana/Monica Vitti s’y sent angoissée voire effrayée, totalement étrangère. L’impossibilité de communiquer voire de vivre est désormais à peu près totale. « Dès la séquence inaugurale, écrit encore Tassone, - fumées nocives dans le ciel, tas noirs de déchets fumants sur le terrain, Giuliana est menacée de toutes parts -, le film établit un rapport de cause à effet entre la névrose de l’héroïne et le désert de suie qui l’entoure et conditionne son équilibre intérieur. » Si Corrado (Richard Harris) comprend en partie la peur de Giuliana et se rapproche d’elle, c’est parce qu’il est le seul personnage conscient. Après une crise de Giuliana – crise de désespoir aussi -, il tente de la calmer ainsi : « C’est une maladie courante (la névrose). Nous l’avons tous. Au fond, nous sommes tous à soigner. » Mais, il est incapable de l’aider néanmoins. Car, il fuit la réalité, refuse de l’affronter. Il dit bien ceci à Giuliana : « Quelquefois il semble que je n’ai aucun droit de me trouver où je suis, voilà pourquoi j‘ai toujours envie de m’en aller ». Corrado est un personnage qui anticipe celui joué par Jack Nicholson dans « Profession : reporter » en 1974.
▪ « Avec leur puissance, leur étrange beauté et leur côté sordide, les machines ont un impact énorme dans ce film, elles prennent la place du paysage naturel. Mais les machines ne sont pas la cause de la crise, de l’angoisse dont on parle depuis des années. Nous ne devons pas avoir la nostalgie d’époques plus primitives en pensant qu’elles offraient à l’homme un cadre plus naturel. L’homme doit adapter les machines, leur donner une dimension humaine, et non tenter de nier le progrès technologique. »
[M. Antonioni]
▪ « Antonioni scrute notre présent en essayant de déceler le vide qui se creuse imperceptiblement dans les esprits, dans les cœurs, dans les rapports entre les êtres, et, plus particulièrement, entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas un hasard si le personnage principal du « Désert rouge » est une femme. Logiquement, cette Giuliana devrait être comblée : épouse, mère, sans problèmes matériels. Or, elle souffre de l’étrange malaise dénoncé par Betty Friedan aux États-Unis. Elle n’est pas insérée de façon vivante et positive dans la réalité sociale. En compagnie de son fils, elle erre dans un appartement ultra-fonctionnel comme elle erre dans les paysages de décharges industrielles où les arbres, à l’image des sentiments, sont rabougris. L’usine crache vers le ciel ses fumées empoisonnées et, fendant les eaux polluées des canaux, les chalutiers passent et repassent comme des menaces ou comme la promesse indéfinie des « ailleurs » impossibles. Giuliana est rivée à son bonheur standard, condamnée à n’être qu’une femme, c’est-à-dire un objet qu’on cajole, un instrument du culte conjugal ou du domaine domestique, pas tout à fait un être humain à part entière, Elle ne participe qu’indirectement à la marche de l’Histoire ; étrangère au monde productif, exilée dans sa propre existence. Lorsqu’elle va rendre visite à son mari […] elle ne se sent pas concernée par cette activité […] Les grévistes sous la pluie, les jets de vapeur des machines, la tuyauterie géante, la flamme qui claque au vent comme le pavillon jaune du navire où s’est déclarée une épidémie, tout cela ne contribue qu’à mettre mieux en évidence sa différence, la réalité de sa solitude : elle a failli n’y pas résister. Son mari parle de « l’accident »au cours duquel elle a reçu un choc qui l’a laissée désemparée. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit d’une tentative de suicide. Et depuis Giuliana se sent, comme elle le dit, « séparée ». […] »
[…] L’université de Bologne construit des antennes très compliquées pour écouter le bruit des étoiles, mais à deux pas de là, l’anguille qu’on mange sent le pétrole. La puissance humaine s’est démultipliée, mais la vie est empoisonnée. « Si un petit oiseau traverse la fumée jaune, il meurt ? », demande Valerio, le fils de Giuliana au dernier plan du film. « Oui, répond-elle. Mais à présent les petits oiseaux le savent et ils ne passent plus par là. »
[Freddy Buache, In : Le Cinéma italien, 1945-1979, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1979.]
≈ Il deserto rosso (Le Désert rouge). Italie, Technicolor, 113 minutes. Réalisation : Michelangelo Antonioni. Scénario : M. Antonioni et Tonino Guerra. Photographie : Carlo di Palma. Montage : Eraldo da Roma. Musique : Giovanni Fusco, Cecilia Fusco (chant) et Vittorio Gelmetti. Scénographie : Piero Poletto. Costumes : Gitt Magrini. Son : Claudio Maielli, Renato Cadueri. Production : Antonio Cervi pour Film Duemila Cinematografica, Federiz et Francoriz. Interprétation : Monica Vitti (Giuliana), Richard Harris (Corrado Zeller), Carlo Chionetti (Ugo, le mari de Giuliana), Xenia Valderi (Linda), Rita Renoir (Emilia), Aldo Grotti (Max), Giuliano Missirini (le technicien du télescope), Lili Rheims (l’épouse du technicien), Valerio Bartoleschi (le fils de Giuliana). Première le 7 septembre 1964 à Venise. Lion d’Or au Festival de Venise 1964.
[1] Située à 87 km au sud-est de Ferrare, la ville natale d’Antonioni, Ravenne est une cité en bordure de l’Adriatique. Ville de première importance en raison de son legs archéologique constitué de monuments d’origine byzantine. Elle est en fait considérée comme la capitale de la mosaïque. Il faut visiter, entre autres, les mausolées de Galla Placidia et celui de Théodoric, la basilique Sant’Appolinare in Classe, le baptistère Orthodoxe… Ravenne fut un port de grande capacité (jusqu’à 250 navires) grâce au premier empereur romain, Auguste, qui y lança de grands travaux et fit bâtir une flotte militaire. Sa position stratégique l’éleva, au 5e siècle, au rang de capitale de l’Empire romain d’Occident : elle était en communication privilégiée avec Constantinople. Après la Seconde Guerre mondiale, la cité connaît un fort développement industriel avec l’implantation d’une raffinerie de pétrole, d’une usine pétrochimique et des activités d’extraction du gaz naturel. Sa population va donc augmenter notablement. À cette croissance démographique, correspond de nouveaux projets architecturaux décelables autour du canal de Candiano – jadis canal Corsini – qui relie la ville à la mer Adriatique.