Écran : Sorties 2023

The Lost King S. Frears

 

The Lost King

(Grande-Bretagne, 2022 – Stephen Frears)

 

Philippa (Sally Hawkins) a beau admirer Pete (Harry Lloyd), le comédien qui transcende Richard III sur les planches d’un théâtre d’Édimbourg, elle demeure interrogative. Elle est persuadée que William Shakespeare accrédite paresseusement une injuste légende. Le souverain qu’on accable n’est pas un vil assassin. Il n’est donc pas illégitime.

Philippa qui souffre d’un syndrome de fatigue chronique (SFC) traverse moult problèmes autant professionnels que dans sa vie privée. Son couple bat de l’aile : son époux a fait la malle avec une autre. En vérité, la quadragénaire a besoin d’autre chose. La vie n’a de sens que si elle est une perpétuelle aventure, un défi permanent. Sinon elle n’est plus vivable. Or, l’existence passée de Richard III est en train d’entrer dans celle de Philippa. Cette dernière n’en démord pas : le monarque fustigé, celui dont on a en outre perdu la dépouille, doit être réhabilité et les restes de son cadavre retrouvés. Et voilà comment, au passage, on regagne l’amour d’une famille ! Stephen Frears s’inspire d’une chronique authentique racontée dans « The King’s Grave : The Search for Richard III », écrit justement par Philippa Langley et Michael Jones. Un récit devenu haletant sous la direction de Frears qui en fait un thriller parfait. Philippa, magnifiquement servie par le talent exceptionnel de Sally Hawkins, enrichit la galerie des portraits féminins chers au cinéaste de Leicester. Ensuite, c’est le rappel d’un thème qui réapparaît de façon lancinante dans son opus : le vrai et le faux. C’est toujours en virtuose que Frears décline son histoire et non sans quelque malice. Je craignais de m’y ennuyer – cette période de l’Histoire ne m’inspirant qu’à moitié -, je me suis largement trompé. Frears est égal à lui-même. En même temps, j’ai cru détecter ici notre inclination très humaine à identifier physiquement et caractériellement des figures célèbres voire fabuleuses à travers des comédiens tout aussi fabuleux. Qui verrait le Cid autrement qu’en Gérard Philipe ? Qui imaginerait Lawrence d’Arabie autrement que sous les traits de Peter O’Toole ? Qui rêverait de Moïse sans revoir Charlton Heston ? Qui penserait à Hamlet sans penser à Laurence Olivier ? Qui lirait « Les Liaisons dangereuses » de M. Choderlos de Laclos sans se rappeler du vicomte de Valmont incarné par John Malkovich et de la marquise de Merteuil joué par Glenn Close, chez Frears précisément ? La liste n’est pas close évidemment.

Le 11 avril 2023

MiSha

 

The Lost King. 107 minutes. Réalisation : Stephen Frears. Scénario : Steve Coogan, Jeffe Pope, d'après "The King's Grave for Richard III" de Philippa Langley et Michael Jones. Photographie : Zac Nicholson. Décors : Andy Harris. Costumes : Rhona Russell. Musique : Alexandre Desplat. Production : S. Coogan, Christine Langan, Dan Witch. Interprétation : Sally Hawkins (Philippa), Lewis McLeod (Tony), Steve Coogan (John Langley), Benjamin Scanlan (Raife Langley), Harry Lloyd (Richard III/Pete). Sortie en France : 29 mars 2023. 

 

 

 

The Fabelmans

(États-Unis, 2023 - Steven Spielberg)

▪ L’horizon selon John Ford incarné par David Lynch et filmé par Steven Spielberg

 

« Plus que la naissance d’une passion, « The Fabelmans » développe un récit à tiroirs où le cinéma s’impose comme une solution pratique, un moyen concret de surmonter les difficultés de la vie. Autobiographique et sobrement linéaire, le scénario se structure en trois actes, trois âges et trois lieux : l’enfance dans un New Jersey glacial et venteux, la préadolescence dans la chaleur étouffante de l’Arizona, à Phoenix, et les années lycée sous les palmiers de la Californie, depuis Grandview High School jusqu’à Los Angeles.

[…] Spielberg dessine l’itinéraire d’un road movie familial vers l’Ouest guidé par l’ascension professionnelle de son père, un pionnier de l’informatique. »

« Symbole de ses débuts à Hollywood, le cuisant face-à-face avec le mythique John Ford, savoureusement campé par David Lynch, a libéré le jeune homme et conforté une vocation. Après ce baptême du feu, il a le regard limpide du visionnaire et la démarche débonnaire de Charlie Chaplin. Dernière séquence, dernier hommage au cinéma. »

(Dominique Martinez, « Un homme à fables », Positif n°744, février 2023)

 

« Le récent « The Fabelmans » donne la sensation apaisée d’un cinéaste en harmonie avec sa triple identité juive, américaine et hollywoodienne. Pour la première fois, Spielberg filme la réalité quotidienne et factuelle de la mort – la respiration de la grand-mère qui s’interrompt à jamais. […] Là où les fictions névrosées des années 1970 traquaient des complots en analysant films et enregistrements sonores (« Conversation secrète », « Blow Out »), les films de famille de Sammy Fabelman lui dévoilent, au montage, comme une révélation, l’infidélité de sa mère qui lui avait échappé dans la simple réalité. Plus tôt, les mains du héros jointes en dévotion filmique servaient d’écran à l’image blanche et bleutée projetée à même la peau.

(Pierre Berthomieu, « Impur mystique, Steven Spielberg et le tempérament hollywoodien », Positif, n° 744)

 

« En demandant à David Lynch, né en 1946 comme lui, d’incarner John Ford en clôture de « The Fabelmans », Steven Spielberg donne forme à une conception personnelle de l’histoire du cinéma. Certes, le mélange de dévotion et de burlesque, le rythme en combustion lente de l’ensemble (jusque dans le cigare qu’allume Ford) semblent pasticher les passages comiques de la troisième saison de « Twin Peaks ». L’enjeu n’est pourtant pas une appropriation mais une continuité historique entre Ford, dieu d’une forme aussi américaine qu’inaltérable, Lynch, maître d’une postmodernité expérimentale, et lui-même, refondateur du grand spectacle industriel. Les paroles (déjà souvent citées par Spielberg) appartiennent à Ford, avec le rythme et la scansion typiques de Lynch. De quel Lynch s’agit-il ? De celui d’ « Eraserhead » et de « Blue Velvet » ? Ce portrait de Ford en Lynch évoque surtout l’épopée pastorale en tondeuse à gazon d’ « Une histoire vraie » et « Twin Peaks », avec la fétichisation des routines, la tendresse des retrouvailles, le chœur ardent des figures secondaires. De la même façon que la séquence impose un Lynch fordien, elle évoque aussi un Spielberg lynchien, divisé entre déménagements et nostalgies, ombres et lumières, retour à l’origine et suspension du temps, dont les souvenirs rappellent ceux que Lynch égrène dans « The Art Life », le documentaire consacré à sa jeunesse. […] »

(Jean-Marie Samocki, « Rencontres du troisième rôle », Cahiers du cinéma, février 2023)

 

The Fabelmans. 151 minutes. Réalisation : Steven Spielberg. Scénario : Tony Kushner, S. Spielberg. Photographie : Janusz Kaminski. Direction artistique : Andy Broomel. Décors : Rick Carter. Son : Benjamin Berger. Montage : Sarah Broshar, Michael Kahn. Musique : John Williams. Cies de production : Universal Pictures, Amblin Entertainment ; S. Spielberg, Krisie Macosko Krieger, Tony Kushner. Interprétation : Michelle Williams (Mitzi Faberman), Paul Dano (Burt Fabelman), Seth Rogen (Bennie), Gabriel LaBelle et Mateo Zoryan (Sammy Fabelman, adulte et enfant), Judd Hirsch (oncle Boris), Keeley Karsten et Alina Brace (Natalie, adulte et enfant), Julia Butters et Birdie Borria (Reggie, adulte et enfant). Sortie en France : 22 février 2023.

 

 

 

  • Nostalgia

  • (Italie, 2022 - Mario Martone)

 

 

Avec ce film, sorti en France ce 4 janvier, Mario Martone le napolitain croise son aîné Francesco Rosi dont l’Institut Lumière de Lyon rend un juste hommage à l’occasion de son centenaire. Dans « Diario napoletano » ou Naples revisitée (1993), le documentaire du maître, Mario Martone y épaulait le vétéran. Mais, la même année ou presque, il donnait avec « Mort d’un mathématicien napolitain » un premier long métrage remarquable sur le destin du mathématicien Renato Caccioppoli (1904-1959), fils de Sofia Bakounine, elle-même fille d’une des grandes figures de l’anarchisme. Martone signait déjà un premier acte d’amour à sa ville chérie, une cité qui donnait alors le « signe éblouissant » d’une grande renaissance. Les choses ont évidemment changé.

 Martone n’est pas assez connu, et, néanmoins, son activité, qui ne se dément jamais, se renouvelle constamment. Brillant homme de théâtre et d’opéra, il a rendu un bel hommage au poète Giacomo Leopardi (« Il giovane favoloso », 2014) puis au grand auteur populaire et comique Eduardo Scarpetta (« Qui rido io », 2021). Avec « Nostalgia » qui réunit Pierfrancesco Favino (« Le Traître » de Marco Bellocchio), Francesco Di Leva et Tommaso Ragno, le réalisateur revient à l’adaptation littéraire comme pour l’œuvre d’Elena Ferrante, « L’amore molesto » en 1995. Martone porte à l’écran le roman de son compatriote napolitain Ermanno Rea. Il choisit d’en bouleverser la narration originale pour épouser une respiration authentiquement cinématographique. Au-delà d’une extraction commune, Rea et Martone ont des affinités ; le journaliste et romancier s’est passionné pour la vie de Francesca Spada, militante et journaliste communiste suicidée en 1961 à Rome. C’était tragiquement ainsi que Caccioppoli, le mathématicien napolitain du premier film de Martone, finissait ses jours. À propos de Naples, Ermanno Rea, décédé en 2016, écrivait ceci : « Il n’est pas si aisé de se dérober à l’appel d’une ville quand on se sent lié à elle par des liens si intenses qu’ils paraissent indéchiffrables. » Rea, Rosi, Caccioppoli, Francesca Spada, tous séparément et différemment, n’auraient pu rompre ce lien si fort avec la cité parthénopéenne. Tout comme Mario Martone.

 Le metteur en scène est natif du quartier de Chiaia. Il a étudié au lycée Umberto I, où Francesco Rosi et son scénariste Raffaelle La Capria, où encore le peintre Francesco Clemente ont eux aussi appris. Chiaia est un quartier bourgeois situé près de la villa Pignatelli et de la place des Martyrs. Il y avait non loin de là une galerie d’art de référence, celle de Lucio Amelio. Martone décrit de cette manière-là la Naples de son film : « Dans ma ville, le rapport entre les vivants et les morts est très fort, vraiment au niveau familial. Naples est une ville où l’on sent une « fatalité » d’être. Bien sûr, il faut combattre le fatalisme. Je le combats en moi d’abord. J’espère, dit-il, que mes films, malgré ces thèmes, ont une certaine vitalité. Quand j’ai fait « Il giovane favoloso » ma rencontre avec Leopardi m’a fait comprendre que j’avais toujours fait des films « léopardiens ». Il est le poète du désespoir, de la désillusion quant à l’expérience humaine, politique et sociale. Pourtant, il y a une vitalité folle dans sa poésie. C’est une « vitalité désespérée » pour reprendre l’expression de Pier Paolo Pasolini. »

Martone s’est appuyé sur des acteurs principaux non napolitains, en particulier Pierfrancesco Favino dans le rôle de Felice Lasco, l’homme qui revient à Naples après quarante années d’absence. Il résidait au Caire, s’est liée à une compagne égyptienne, a appris l’arabe et s’est converti à l’Islam. Naples a bien changé, et pourtant Felice est de nouveau happé, absorbé par sa ville… En ouverture de son film, Martone a inscrit la phrase de Pasolini : « La connaissance est dans la nostalgie. Qui ne s’est pas perdu ne possède pas. »

Martone avait nécessairement besoin d’une « altérité » pour incarner cet homme qui retourne au bercail tourmenté par les fantômes de son adolescence. Un acteur curieux, ouvert à toutes sortes d’expériences, prêt à travailler « sur le langage, sur la transformation ». Pierfrancesco Favino y révèle justement l’étendue de sa maîtrise. Il s’est familiarisé avant le tournage à la langue arabe et au dialecte napolitain. « Il existe différents types d’intelligence ; la mienne est auditive, peut-être », confie l’acteur. Au cours d’une rencontre avec Aureliano Tonet (Voir « Le Monde » du 4/01), il parle de sa sensibilité musicale, de sa fascination pour les sonorités. Tonet écrit en particulier : « Son don pour les sons lui fait remarquer qu’en arabe le verbe avoir n’existe pas. Ce qui traduit, selon lui, un rapport particulier à la spiritualité et à la matière. « Pour dire, affirme l’acteur, la possession, on inverse l’objet et le sujet. « Ce verre est mien », plutôt que « j’ai un verre ». En napolitain, le sujet est souvent relégué à la périphérie de la phrase, de même. D’où un certain fatalisme dont témoigne « Nostalgia ».

Devenu célèbre en France pour son interprétation du « parrain » Buscetta « il pentito » dans « Le Traître » de Marco Bellocchio, Favino rappelle que pour jouer ce rôle il avait lu la thèse d’un sociologue allemand Henner Hess, « Mafia » publié en 1973. « Selon lui, dit-il, les premiers mafieux seraient des Arabes ayant fui les Normands, réfugiés dans des villages reculés de Sicile, par groupes de dix. Cette organisation perdure aujourd’hui. » Il existe indubitablement une permanence de caractère chez les deux protagonistes incarnés par Favino, celui du « Traître » et celui de « Nostalgia ». Ces personnages sont « dévorés par des loyautés contradictoires. » (A. Tonet) Favino évoque la puissance de l’État, garant de la liberté individuelle. « En Italie, note-t-il, c’est comme si chaque famille, chaque communauté incarnait l’État. La culpabilité qui pèse sur nos épaules n’en est que plus lourde. Et la peur d’être jugé, omniprésente. »

Faut-il conclure qu’une partie de l’Italie appartient, aujourd’hui encore, plus au monde du Sud qu’à celui du Nord ? En tous les cas, « Nostalgia » se déroule pour l’essentiel dans un seul quartier de Naples, le rione Sanità (littéralement : la Santé), qui, jadis bâti pour les aristocraties, est devenu une périphérie des plus misérables, marquée par l’omniprésence de la Camorra. Pour les amoureux du cinéma italien et de l’Italie en général, « Nostalgia » doit être connu.

MS

 

 

Nostalgia. Italie / France. Réalisation : Mario Martone. Scénario : Ippolita di Majo, M. Martone, d'après le livre d'Ermanno Rea. Photographie : Paolo Carnera. Décors : Carmine Guarino. Costumes : Ursula Patzak. Montage : Jacopo Quadri. Directeur de production : Andrea Leone. Production : Roberto Sessa, Luciano Stella, Maria Carolina Terzi, Carlo Stella. Interprétation : Pierfrancesco Favino (Felice Lasco), Francesco Di Leva (Don Luigi Rega), Tommaso Ragno (Oreste Spasiano), Aurora Quattrocchi (Teresa Lasco), Sofia Essaidi (Arlette). Sortie en France : 4 janvier 2023. 

 

 

Photos (ci-dessous) : à droite, Nostalgia avec Pierfrancesco Favino et Aurora Quattrocchi

The Fabelmans avec Mateo Zoryan