.. Le Feu follet (1963) : Louis Malle adapte Pierre Drieu La Rochelle

 

 

 

 
 
« Et dans la glace, il regarda encore derrière son épaule. Cette chambre vide, cette solitude... Il eut un immense frisson qui l’empoigna au creux des reins, en pleine moelle et qui courut de ses pieds à sa tête en foudre de glace : la mort lui fut tout à fait présente. C’était la solitude, il en avait menacé la vie comme d’un couteau et maintenant ce couteau s’était retourné et lui transperçait les entrailles. Plus personne, plus aucun espoir. »
[P. Drieu La Rochelle, Le Feu follet, Gallimard, 1931]
 
« Pauvre Alain, comme vous êtes mal. »
[Lydia à Alain Leroy]
 
« Je bois parce que fais mal l’amour. »
« ... alors je vais essayer avec la mort. Je crois qu’elle se laissera faire. »
 
« Je plais à tout le monde et à personne. Je suis seul, bien seul. Après le dîner, je m’en irai. » [Alain Leroy]
 
« Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés. Je me tue parce que nos rapports furent lâches, pour resserrer nos rapports, je laisserai sur vous une tache indélébile. » [Confession d’Alain Leroy d’après Drieu La Rochelle]
 
« Ma plus grande trahison, ç’a été de croire que tu ne te tuerais pas. »
[P. Drieu La Rochelle, Adieu à Gonzague, texte retrouvé après sa mort en 1964, à propos de Jacques Rigaut]
 
. Synopsis
 
Alain Leroy (Maurice Ronet), un Parisien de trente ans appartenant à la haute bourgeoisie, termine une cure de désintoxication dans une clinique située à Versailles. Il passe son temps à lire, à fumer sans arrêt, à tenir un journal, à caresser son arme et à découper des articles de journaux sur la mort. Il en décore les murs de sa chambre, déjà tapissée de photos de Marilyn Monroe. Son épouse américaine, Dorothy, se trouve à New York. Il passe une nuit à l’hôtel avec une de ses amies Lydia (Léna Skerla). Elle le raccompagne à Versailles et il accepte l’argent qu’elle lui donne. Le Dr La Barbinais (Jean-Paul Moulinot) qui soigne Alain juge qu’il en état de guérison et l’incite à avoir une attitude plus optimiste envers l’existence. Afin de jauger de la validité du diagnostic, Alain rentre à Paris en auto-stop et va revoir ses anciennes connaissances ainsi que ses compagnons de beuveries. Tous se sont reniés que ce soit sur plan social ou idéologique...
 
Le Feu follet. Prod. Nouvelles Editions de Film (France), Arco Films (Italie)/ Alain Quefféléan. Réalisation et scénario : Louis Malle. Assistants : Volker Schloendorff, Bernard Collin. Noir et blanc. 108 min. D’après le roman éponyme de Pierre Drieu La Rochelle, publié en 1931 chez Gallimard. Ph. Ghislain Cloquet. Opérateurs : Etienne Becker, Jean Chabot. Montage : Suzanne Baron. Scripte-girl : Elisabeth Rappeneau. Dir. Art. Bernard Evein. Cost. Gitt Magrini. Musique : extraits des Gymnopédies et des Gnossiennes d’Erik Satie, jouées par Claude Helffer. Son : Guy Villette. I. Maurice Ronet (Alain Leroy), Léna Skerla (Lydia), Yvonne Clech (Mlle Farnoux), Hubert Deschamps (d’Averseau), Jean-Paul Moulinot (Dr La Barbinais), Pierre Moncorbier (Morane), René Dupuis (Charlie), Mona Dol (Mme La Barbinais), Ursula Kubler (Fanny), Bernard Tiphaine (Milou), Bernard Noël (Dubourg), Jeanne Moreau (Jeanne), Alexandra Stewart (Solange), Jacques Sereys (Cyrille Lavaud), Tony Taffin (Brancion), Romain Bouteille, Henri Serre. Sortie en France : 16 octobre 1963. Lieux de tournage : Versailles, Paris 4e : square Louis XIII, 6e : jardin du Luxembourg, Café de la Flore, 7e : Hôtel du quai Voltaire, 8e : Avenue des Champs-Elysées.
 
~ Louis Malle nous dit
 
• « Avec Le Feu follet, j’avais le sentiment d’aborder un sujet que j’évitais depuis des années : mon milieu et l’éducation catholique très stricte que j’avais reçue. J’ai été fichu à la porte du collège d’Au revoir les enfants au bout de deux ans parce qu’on avait trouvé des notes où je disais que je détestais Dieu. C’était puéril, mais à partir de quatorze ou quinze ans j’ai commencé à me rebeller, et il semblait que je ne cesserais jamais de me rebeller. C’était sûrement une bonne chose, mais il fallait que je dépasse ça pour en arriver à pouvoir dire : “Volià, c’est fait, je m’en suis débarrassé, allons-y.” Le Feu follet a été pour moi une catharsis.
D’autre part, le film n’aborde pas vraiment le problème du suicide en termes de péché ou de culpabilité. C’est un film existentiel parce qu’il se contente d’observer le comportement de quelqu’un qui, d’une certaine façon, est proche de certains autres personnages de mes films... On pourrait dire que la principale raison qui le décide à se suicider, c’est qu’il refuse simplement de devenir un adulte. [...] » (In : Conversations avec... Louis Malle, Philip French, Denoël, 1993).
 
~ Analyse (Paul Guilbert en octobre 1963)
 
« Louis Malle réussit un documentaire de la vie intérieure d’une valeur aussi universelle que ceux que nous a laissés Jean Racine. Non seulement le film rejette du roman les rides des années folles, comme l’opiomanie élégante et une certaine ostentation surréaliste dans les attitudes et les règlements de compte, mais il se refuse toutes les facilités dont la littérature actuelle entoure le suicide : c’est ainsi qu’en n’accordant au directeur de la maison de santé qu’un rôle secondaire de bon bourgeois un peu simpliste, Malle évite le piège de l’exploitation psychanalytique du suicide. Même attitude devant l’exploitation sociale : les hommes et les femmes, simples passants ou anciens compagnons de dissipation que rencontre Alain dans sa lente et dernière promenade, tous ces gens ne figurent autour de lui qu’à titre de peuplement de son horizon habituel. [...] Le suicide, authentiquement, ressortit à la Vie privée - ce titre d’un autre film de Louis Malle où rôdait le suicide, mais dont l’exigence d’intériorité, précisément, était fourvoyée - c’est-à-dire au mystère de l’âme humaine. Louis Malle tient le pari de ne point s’écarter de ce mystère. [...] »
 
¬ Paul Edel : Le Feu follet de Drieu La Rochelle et Louis Malle (15 décembre 2021)
 
 
 Le Feu follet est un roman de Pierre Drieu la Rochelle, publié en 1931, et dont le héros doit beaucoup à la personnalité et au destin de l’écrivain Jacques Rigaut, son ami dadaiste qui s’est suicidé le 6 novembre 1929 : « Je répands de l’encre sur la tombe d’un ami », écrit-il dans « l‘Adieu à Gonzague » (Drieu rédige la veille de l‘enterrement de Rigaut). Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches, passaient des vacances ensemble au Pays Basque, et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère: « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir.
1929. Après La valise vide (qui parle du suicide dès 1923) et L’Adieu à Gonzague, Le Feu follet est donc l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » aux mânes de Rigaut. Roman de la satire sociale d’époque (la déception des démobilisés de la grande guerre), il est aussi le récit d’une crise intime de queques heures. Précisons que, vu sa puissance d’auto-analyse, le texte doit beaucoup à Drieu lui-même, qui dès l’enfance, a été fasciné par le suicide. En 1963, le cinéaste Louis Malle a réussi un film noir et blanc étonnant de sécheresse, de sobriété et de fidelité, avec Maurice Ronet plus vrai que nature, dans le rôle d’Alain Leroy. Louis Malle a simplement remplacé la drogue des années 30 par l’alcool des années 60, ainsi que le contexte historico-politique : à celui de l’entre deux-guerres mondiales fut substitué celui de l’après-guerre d’Algérie en France.