Cinémas d'Afrique (Lyon, 2024) IV
~ Yeelen/La Lumière
(Souleymane Cissé -
Mali, Burkina Faso, France - 1987, 115 min. Coul.)
Cinémas d’Afrique
Lu 20/05 18h30 Institut Lumière
Dans une Afrique mythologique, la longue initiation du jeune Nianankoro (Issiaka Kane), qui doit affronter la colère de son père... « Il est temps de montrer notre continent avec dignité et noblesse. Notre culture n’a rien à envier à celle des autres », dit le cinéaste malien (né en 1940) décrivant avec une puissance tragique un rituel bambara.
~ Longtemps fonctionnaire au Service Cinématographique du ministère de l’Information au Mali, Souleymane Cissé fut, dès la plus jeune adolescence, passionné de cinéma. Un documentaire consacré au meurtre de Patrice Lumumba l’émut profondément et lui fit prendre la décision de devenir réalisateur. En 1963, il arrache une bourse pour étudier au VGIK de Moscou. Il en sort diplômé en 1969. Il va donc réaliser six courts métrages jusqu’en 1975. Cette expérience lui sera bénéfique : elle lui aura permis de parcourir son pays quasi complètement. Cependant, le besoin d’une plus grande autonomie et l’envie de réaliser des fictions au cachet plus personnel lui font prendre une disponibilité en 1977, ceci afin de se consacrer pleinement à cette tâche. Il crée de suite une société de production, les Films Cissé. Deux ans auparavant, il réalise en effet un long métrage d’une durée de 86 minutes, Den Muso (La Jeune Fille), en langue bambara. Souleymane Cissé entrera d’emblée dans l’histoire du cinéma africain en exposant le cas d’une fille muette, violée par un jeune sans-travail. Elle doit alors essuyer le bannissement dans sa propre famille qui refuse de reconnaître son enfant. Le cinéaste explique sa démarche : « Dans les années 70-73 au Mali, les jeunes filles de 13-14 ans étaient souvent enceintes. C’était comme une mode ! Cela faisait mal parce que ces jeunes mères ne savaient plus où aller. Elles étaient rejetées par leur famille et par la société. Je l’ai vécu dans ma famille et ne supportais pas cette injustice envers des enfants qui sont tombées dans des pièges. C’est ce qui m’a poussé à écrire ce scénario. » Il déclare par ailleurs : « J'ai voulu mon héroïne muette pour symboliser une évidence : chez nous, les femmes n'ont pas la parole. » Le film sera interdit de projection par le ministère de tutelle. Fait plus grave encore : le cinéaste purgera une peine de prison d’une dizaine de jours pour avoir produit une œuvre avec l’aide partielle d’une société française. Den Muso n’obtient son visa d’exploitation qu’en 1978. Mais, face à pareille situation, les comédiens et techniciens décident de produire un autre film : c’est Baara (Le Travail) qui relate l’histoire d’un jeune ingénieur épris de justice qui rassemble les ouvriers surexploités d’une entreprise afin qu’ils réclament leur dû. Les travailleurs réagissent certes, mais l’affaire tourne mal pour le cadre insurgé (interprété par Balla Moussa Keïta, acteur coutumier chez Cissé). Il est difficile de ne pas voir dans cette conclusion tragique la métaphore d’un assassinat : celle de Patrice Lumumba.
En 1982, Souleymane Cissé signe Finyé (Le Vent), une œuvre aux accents très contemporains. C’est la chronique d’un amour entre deux étudiants issus de milieux que tout semble opposer : l’un ancré dans la tradition, l’autre foncièrement urbain et plus rattaché à la modernité. Pour l’heure, la révolte gronde au Mali : témoignages des émeutes estudiantines de la fin des années 1970 contre le régime militaire de Moussa Traoré. « En le regardant aujourd’hui, je le vois comme une sorte de provocation, mais quand je le faisais, tout était naturel. Cela correspondait à la réalité. J’ai essayé de moderniser un peu : les étudiants, c’est l’avenir ! Il y a même une scène de ping-pong alors que c’était très nouveau à l’époque ! Ce film pose le problème des jeunes aujourd’hui », dira des dizaines d’années plus tard Souleymane Cissé.
Sur une période de quatre ans (1984-87), le cinéaste tourne en langue bambara Yeelen (La Lumière), son projet le plus ambitieux. Assurément, un film singulier dans l’opus de Souleymane Cissé, et tout autant dans la filmographie africaine. Conte filmé d’essence initiatique (« Le Komo est pour les bambaras l’incarnation du savoir divin. Son enseignement est basé sur la connaissance des « signes », des temps et des mondes. Il embrasse tous les domaines de la vie et du savoir. »), Yeelen tisse un réseau de significations cosmiques et spirituelles dont le nœud dramatique, très proche au fond de la tragédie grecque, se déploie autour de la rivalité père/fils. Pour autant, le cinéaste ne croit pas s’être tant éloigné des questions brûlantes qui taraudent l’actualité africaine. Loin d’être une œuvre nostalgique, Yeelen rappelle avec justesse combien l’Afrique, riche d’un legs significatif, ne saurait mépriser les aspirations des générations nouvelles, au risque précisément d’instruire l’agonie d’une civilisation considérée comme le berceau de l’humanité. Le film obtient le prix du Jury au Festival de Cannes et le réalisateur malien deviendra ainsi le premier cinéaste d’Afrique noire à avoir une telle récompense ici. Avec 340 000 entrées en France, le film sera un des plus grands succès publics d’un film africain en France. Fait important aussi : le film a été inscrit aux épreuves du baccalauréat Terminale L pour les sessions de 2011 à 2013. C’est donc une forme de reconnaissance des cinématographies africaines. On signalera en dernière instance une publication de L’Avant-scène Cinéma consacré au film et l’ouvrage de Samuel Lelièvre (« La Lumière de Souleymane Cissé » publié chez L’Harmattan). Pour l’analyse du film, nous vous reporterons à l’article de :
Sens Critique écrit par Ahava : https://www.senscritique.com/film/yeelen/critique/21542829;
ainsi qu’à celui de David-Pierre Fila pour Africiné http://www.africine.org/critique/africine/9545
En 1987, réceptionnant son prix cannois pour Yeelen, Souleymane Cissé l’avait dédié à ceux qui n’avaient pas droit à la parole. Dans Le Monde, la journaliste Danièle Heymann s’interrogeait : « Qui étaient ces muets-là ? Les gens de son pays, le Mali ? Les autres cinéastes africains ? Tous les Noirs de la planète ? » Au moment de présenter Waati, en 1995, le cinéaste dévoile l’énigme : il songeait, à cette époque, aux techniciens sud-africains qui avaient travaillé sur Yeelen. Et c’est sur fond d’apartheid sud-africain que se déroule justement son long métrage suivant, Waati, film d’amplitude remarquée (2 h 20), que le réalisateur aura mis sept ans à achever. Waati décrit l’itinéraire, de l’enfance à l’âge adulte, d’une enfant noire qui va quitter l’Afrique du Sud pour parcourir le continent africain, de la Côte d’Ivoire au Mali et jusqu’à la Namibie, « où la terre semble avoir commencé ».
Quatorze ans : c’est le temps qu’il faudra attendre pour retrouver Souleymane Cissé avec Min yé (Dis-moi qui tu es ou Ce qu’on est en langue bamanankan [ou bambara]). Comme pour le film précédent, le réalisateur malien, très scrupuleux, tourne lentement mais sûrement. Le film aborde le thème de la polygamie, coutume très enracinée dans la culture africaine, à travers le récit d’un couple de la bourgeoisie de Bamako. Or, l’épouse (incarnée par Sokona Gakou, alors animatrice à Africable) se lasse de semblables rapports et recherche une authentique relation amoureuse, forcément plus saine à ses yeux. Cissé traite donc d’un sujet qui l’a continuellement préoccupé : celui d’une tradition qui accable, avant tout, les femmes. Il déclare également : « Je veux y dénoncer certaines mœurs en vogue dans les milieux intellectuels de la capitale. Au Mali aussi les gens ont perdu leurs repères. Et la société va d'autant plus à vau-l'eau que les élites sont corrompues par la recherche du plaisir immédiat », explique le réalisateur à l'un de ses amis de passage à Bamako. [Critique de Moussa Bolly, Africiné, 24 déc. 2008].
Largement sous-traité en France, Oka (Notre maison) aborde, à travers un drame familial personnel, la question du terrorisme djihadiste (Ansar Dine) et celui de l’Azawad touarègue au Mali. Superstitieux, Souleymane Cissé relève la concordance chronologique entre la sortie de son film à Cannes et la série d’attentats commis en France en 2015. En second lieu, le film sort un an après l’admirable Timbuktu du Mauritanien Abderrahmane Sissako. Tantôt envisagé comme documentaire, tantôt comme fiction, Oka mériterait surtout d’être mieux connu et plus commenté. Le cinéaste a voulu rendre hommage à ses quatre sœurs chassées de leur domicile en 2008, à celles qui l’ont éduqué et protégé. Hommage rendu, encore et toujours à l’abnégation de la femme africaine. Au-delà, leur cas n’est pas isolé. L’appel à la solidarité du peuple malien contre le terrorisme, l’apostrophe aux autorités légales, ne serait-ce que pour enrayer l’iniquité foncière qui met en péril la cohésion des populations maliennes, tout cela gagnait à être entendu. « Lorsque la violence atteint un degré tel qu'on la connaît au Mali, il faut lutter contre le désespoir et se tourner vers l'enfance et la nature qui ne déçoivent jamais », déclarait alors le réalisateur.
Dans un contexte international extraordinairement aggravé, les films de Souleymane Cissé n’ont rien perdu de leur impact, et il nous faut espérer que le cinéaste - 84 ans, le 21 avril de cette année - ait encore beaucoup à nous dire à l’écran.
MSh