Écran : Sorties 2023 (II)

 

La Dernière Reine ( الأخيرة | Algérie, 2022 -

Adila Bendimerad, Damien Ounouri)

 

 

 El Akhira ou La Dernière Reine c’est le destin de Zaphira, l’épouse de Salim at-Toumi, chef des Thaâliba, la tribu berbère qui règne alors sur la plaine de la Mitidja. Thoumi est désigné comme émir au début du XVIe siècle. Lors de la prise d’Alger par les frères corsaires Aroudj et Khair-Eddine (les frères Barberousse), l’émir meurt étranglé le 17 septembre de l'an 1516. Les circonstances de cet attentat resteront obscures. Il est difficile néanmoins de ne pas en deviner les motifs et d’en flairer leurs véritables auteurs. Alger devait affronter un ennemi fondamental : l’Espagne catholique. Sous l’impulsion de Ferdinand II et d’Isabelle, les royaumes de Castille et d’Aragon vivent une période de faste exceptionnel – le Siècle d’or - qui se traduit également par une puissante volonté d’expansion sur l’Afrique du Nord et le bassin méditerranéen tout entier. Toumi devait donc en freiner l'appétit et préserver l’autonomie des cités algériennes. Or, face à pareille hégémonie, l’émir jugeait prudent de négocier, quitte à reconnaître en partie la suzeraineté de Ferdinand le Catholique. En 1509, plusieurs villes portuaires d’Algérie versent donc tribut au Roi d’Espagne : Dellys, Cherchell, Mostaganem et Alger acceptent de livrer au marin Pedro Navarro, l’ensemble des quatre îlots qui protègent l’accès au port d’Alger et que l’on appellera désormais le Peñon. Cette situation ne plaît ni aux élites locales musulmanes, ni aux habitants du pays. Le discrédit de Toumi est consommé. Avait-il fomenté un complot contre Aroudj avec qui il s’était tout de même allié sous la pression de la population d’Alger ? Le film de Adila Bendimerad, également interprète du rôle-titre, et de Damien Ounouri ne cherche pas à éclaircir le dilemme politique. Il n'est pas un film à vocation historique. Son mérite est grand tout de même. Il avive, à coup sûr, notre curiosité et notre perplexité sur des versants de l’histoire algérienne trop peu arraisonnés. Essentiels, cependant, pour comprendre une contrée et approcher, on ne peut mieux, sa complexité identitaire. Les deux réalisateurs s’attachent surtout à mettre en relief des figures féminines, celle de Zaphira bien sûr, mais aussi celle de l’autre reine, Chegga la guerrière (Imen Nouel), sous l’angle d’une tragédie en cinq actes sublimée par la splendeur de l’image et du décor. Songerait-on incriminer Corneille et Shakespeare d’avoir pris quelque licence avec des événements historiques, au demeurant faillibles ? La Dernière Reine quête une autre voie de compréhension. Celle d’un esprit des temps, d’un monde aboli certes, mais qui renvoie la lumière tantôt cruelle, tantôt rayonnante de notre humanité contradictoire. 

Comment ne pas discerner à travers l’incarnation des épouses de Toumi, Zaphira et Chegga, à travers leur farouche insoumission, à travers leur sacrifice héroïque, une métaphore d’un pays et d’un peuple qui refuse de ployer sous le joug ? Nicolas Bauche écrit pour Positif de ce mois-ci [n° 746, avril 2023] : « Zaphira devient une femme porte-étendard de la nation, à un moment où d'aucuns observent un durcissement peut-être dictatorial en Algérie. » Comment ne pas songer ensuite à la réputation d’une cité maritime admirée, convoitée et crainte tout autant ? Aroudj est las de sillonner les mers. Il brigue un trône à Alger et cette ambition pour laquelle il brûle rejoint celle de sa passion pour Zaphira. Il n’obtiendra que brièvement l’un - tué trop tôt à la bataille de Tlemcen en 1518 - et que partiellement l’autre. Inutile de vous raconter l’épilogue.

Je ne peux m’empêcher alors de méditer sur ces phrases de la romancière Assia Djebar, fille native de la vieille Césarée, non loin de Tipaza, l’originelle fondation punique que La Dernière Reine parcourt à travers ses ruines et les sanglantes batailles qui s'y déroulent : « Alger La Guerrière – imprenable pendant trois siècles et devant laquelle échoua Charles Quint en 1541 – vient d’être prise », écrivait-elle. L’autrice de Vaste est la prison rappelait-là le voyage de William Wyld et celui d’Octave Oth, un Anglais et un Suisse, spectateurs et commentateurs exceptionnels de la prise française d’Alger en 1830. Plus loin, elle notait ce fait : « […] Alger est, au moment précis où y passent nos deux voyageurs européens, comme un nœud qui se dénoue. D’abord devant le regard de ces témoins certes, mais aussi devant un questionnement qui a hanté toute l’Europe à propos de cette ville-mystère, de cette ville-phare. Car Khair-Eddine Barberousse, chassant en 1529 les Espagnols du Peñon (Ndlr : qu’il détruira dans la foulée le 21 mai de cette même année) – sorte d’aiguille fichée dans l’œil de la cité – donne à celle-ci le statut de bastion stratégique sur l’échiquier méditerranéen. Ville-rempart donc. […] » Mais, « sa réputation d’inviolabilité […] s’ancre davantage dans l’esprit de ceux qui veulent la conquérir », affirme-t-elle également. [1] C’est un peu ce sentiment-là qui habite Aroudj face à la noble fierté de Zaphira pour laquelle il soupire nuit et jour.  Le pirate au bras d’argent, débarquant à Alger, énivré de « bruit et de fureur », a sans doute concocté le meurtre de Toumi et veut, à présent, s'octroyer son épouse préférée. 

Je ne peux oublier encore l’amertume du poète Si-Abd-el-Kader ou le chant des Arabes sur la prise française d’Alger qu'Eugène Daumas rapporte et dont je vous octroie quelques vers :

 

« La fin des temps est arrivée ;

Dorénavant plus de repos,

Le jour des combats a brillé,

Au vivant les chagrins, au mort le bonheur ;

Ces paroles sont pour les sages,

Ils en comprendront le sens ;

Ô regrets sur les temps passés !

Pendant une longue suite d’années,

La victoire a suivi les drapeaux d’El-Bahadja (littéralement : la blanche, la brillante, l'éblouissante) la guerrière.

Les nations lui donnaient des otages,

Tremblaient, obéissaient et lui payaient des tributs.

Ö regrets sur les temps passés !

 

Je suis, ô monde, sur Alger désolé ! […] » [2]

 

Les envahisseurs sont à présent tous chassés. La Dernière Reine nous suggère toutefois qu’Alger ne fut pas celle d’aujourd’hui, que l’on a hélas perdu les vestiges d’une cité plus ancienne. Certains songeront à Delacroix et à d’autres peintres orientalistes français en regardant Zaphira et l’émir Salim Toumi se déplaçant dans les pièces de leur somptueuse résidence, le Dar Djenina (Palais du Jardin) que les réalisateurs ont tenté de ressusciter en tournant au palais El Mechouar. Comme ils ont cherché à rendre l’âme des quartiers d’une cité arabo-berbère disparue dans des plans pris au cœur de la Casbah. La Djenina a été hélas rasée en 1856 (ou 1857). Le Palais avait été agrandi et restauré entre 1552 et 1556 par le beyler-bey Salah Raïs. Adila Bendimerad et Damien Ounouri nous rappellent fort justement qu’il avait été l’exclusive résidence du couple Toumi. Sa construction était donc plus ancienne.

Film produit et financé par l’Algérie, La Dernière Reine l’est aussi dans son esprit et sa conception – exemple : les acteurs parlent l’arabe communément utilisé en Algérie. Le film nous rappelle fort opportunément que si la conceptualisation et l’édification d’États-nations exigent temps et patience, il faut cependant qu’un peuple puisse exister, lequel est forcément relié par des caractéristiques semblables forgées par des siècles d’histoire commune. La période berbère, celle à laquelle ce film renvoie – l’affiche du film, superbe au demeurant, l’exprime fortement -, est essentielle pour comprendre Alger bien sûr mais l’Algérie aussi. Un regret seulement et qu’il me faut absolument communiquer ici : La Dernière Reine est un des derniers films à avoir bénéficié du soutien du défunt FDATIC national (Fonds de développement de l’art, de la technique et de l‘industrie cinématographique), lequel avait permis au cinéma algérien de survivre au mieux. Tout un symbole !

Le 24 avril 2023.

MiSha

  

La Dernière Reine (El Akhira). Algérie, France. 2022. 110 minutes, Couleur. Réalisation : Damien Ounouri, Adila Bendimerad. Photographie : Shadi Chaaban. Décors : Feriel Gasmi Issiakhem. Costumes : Jean-Marc Mireté. Montage : Matthieu Laclau, Yann-Shan Tsai. Production : Adila Bendimerad, Patrick Sobelman, Roger Huang, Jusine O. Cies de production : Taj Intaj, Agat Films, Orange Studio, Yi Tiao Long Hu Bao International Entertainment Co. Interprétation : Adila Bendimerad ( la reine Zaphira), Dali Benssalah (Aroudj), Tahar Zaoui (le roi Salim Toumi), Nadia Tereszkiewicz (la Scandinave Astrid), Imen Nouel (la reine Chegga). Sortie en France : 19 avril 2023.

 

 

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SUR L'ADAMANT

France 2022

Nicolas PHILIBERT

 

 

  L'Adamant est désormais promis à une notoriété universelle. Le documentariste français Nicolas Philibert vient d'obtenir l'Ours d'Or à la Berlinale avec un film consacré à ce bateau-péniche parisien transformé en centre de jour psychothérapeutique depuis 2010. Amarré sur la Seine, Quai de la Râpée pour être précis, ce magnifique chaland est ainsi décrit par Clémentine Goldszal pour Le Monde du 16 avril courant : « De l’extérieur, L’Adamant est un grand ­rectangle percé de multiples fenêtres surplombées de volets de bois. La grille est ouverte et on y entre sans avoir à montrer patte blanche. Il arrive même que des touristes, déambulant sur les quais, franchissent la passerelle, prenant l’embarcation pour une buvette. » À présent, sans aucun doute, les gens seront plus informés. L'Adamant accueille quotidiennement une quarantaine de patients qui viennent passer ensemble quelques heures ou la journée entière. Patients et soignants sont « coacteurs » des soins. On comprend l'intérêt de Nicolas Philibert, observateur régulier de lieux d'expérimentation alternatifs, microcosmes d'un autrement à construire. Il s'agit comme toujours de lieux clos, mais cet ailleurs n'est pas fermeture, plutôt promesse d'un monde à venir. Le réalisateur prolonge la démarche entreprise avec La Moindre des choses (1996). Là, à la clinique de la Borde, en Sologne, il filmait dans un haut lieu de la psychothérapie institutionnelle. On le sait depuis toujours : Nicolas Philibert ne porte jamais un regard sur l'institution même, il préfère braquer ses projecteurs sur ceux qui la font vivre au quotidien, ces gens du métier et ceux qui s'adressent à eux pour progresser dans la voie de l'apprentissage ou de la guérison.  Très perceptible dans Être et avoir (2002), les terrains d'expériences et d'échanges retracés bouleversent les relations hiérarchiques classiques entre enseignant/enseigné ou soignant/soigné. L'Adamant - lointaine acception du diamant - nous révèle à quel point le souffrant lui-même peut accéder à une lucidité sur lui-même  proprement ahurissante. Mais ce résultat ne peut être obtenu sans un persévérant et long travail d'échange, de compréhension, de connaissance et de remise en confiance. Ce qui capte Nicolas Philibert c'est « un écosystème où se révèlent l'humanité, l'intelligence et la créativité » (Louise Dumas dans Positif du mois d'avril). L'être humain envisagé, dès lors, comme facteur poétique n'entre plus dans les classifications qui l'aliène. Sur l'Adamant la séquence introductive saisit un spectacle d'exception : jamais Bombe humaine, celle de Jean-Louis Aubert et du groupe Téléphone, n'avait été - dirait-on chanter ? - recrachée ainsi... Il faut être bringuebalé du monde, de ce monde qui vous absorbe, pour la restituer ainsi. Comment un critique - Jacques Mandelbaum du Monde pour le citer - traduit-il l'événement ? Je ne peux me priver d'en reproduire ses mots :

« C'est un homme aux cheveux ras grisonnants, guitariste à ses côtés dans une cabine de bateau, sec comme un coup de trique, regard de braise, élocution batailleuse, qui l'interprète ici avec l'intensité d'une grenade dégoupillée. » (Le Monde, 19 avril)

Quant aux paroles de la chanson, vous les connaissez certainement. Elles racontent l'insondable mystère de la folie, cette folie qui nous échappe : « Je vois à l'intérieur des images, des couleurs./ Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur. / Sensations qui peuvent me rendre fou. »  Tout au long du film, cet exergue colore en filigrane les récits des uns et des autres. On ne s'ennuie pas. Comment le pourrait-on ? Il n'y a dans ces témoignages, dans ces confessions, rien d'autre qu'une fraction, ici plus absente, ailleurs plus présente, de cette réalité qui nous ressemble, quelque chose de plus humain.  Le documentariste français choisit une optique très différente de ce que l'on peut voir ailleurs. « Tant de choses menacent : les institutions, la routine, la bureaucratie, la verticalité, et, dans le monde du soin, l'infantilisation. [...] Mais c'est le collectif qui a une fonction thérapeutique. [...] À mon insu, je suis aussi devenu un soignant, au sens où j'ai fait du bien à des gens en les filmant. Filmer, si ce n'est pas porter de l'attention à quelqu'un, je ne sais pas ce que c'est », dit Nicolas Philibert. (Propos recueillis par Clarisse Fabre, Le Monde, 19 avril) Est-ce donc cette humilité même ou une saillie d'humour qui le font déclarer à Berlin, lors de la remise de l'Ours : « Vous êtes fous ou quoi ? C'est trop ! »

 

MS

 

Sur l'Adamant. documentaire français. Réalisation : Nicolas Philibert. 109 minutes. Sortie : 19 avril 2023.

 

 

[1] Assia Djebbar : Introduction à « Villes d’Algérie au XIXe siècle », Centre Culturel Algérien, Paris – 1984.

[2] Eugène Daumas : « Mœurs et coutumes de l’Algérie », Introduction d’A. Djeghloul. La Bibliothèque Arabe, Sindbad. Paris – 1988.