Due soldi di speranza

 

¬ Deux sous d’espoir (Due soldi di speranza, 1952 -

Renato Castellani)

 

 

https://www.arte.tv/fr/videos/002600-000-A/deux-sous-d-espoir/

Institut Lumière (Lyon). Cinéma italien.

Ma. 21 janvier 16h 30 - Sa. 25 janvier 14h 30

 

 

 À Cusano, une commune située sur les pentes du Vésuve, Antonio Catalano (Vincenzo Musolino) est l’unique soutien de famille. Libéré du service militaire, il ne parvient pas à trouver un emploi stable, multipliant ici et là les petits boulots. Carmela Artù (Maria Fiore) la fille de l'artificier du village - le courtise. Mais, face à l’extrême pauvreté d’Antonio, son père refuse de lui offrir la main de sa fille... 

 

~~~ Renato Castellani (1913-1985) avait la réputation d’un esthète et d’un brillant metteur en scène, perfectionniste jusqu’à l’obsession. Il débuta sous les auspices de la Lux Film, fondée en 1935 à Turin par Riccardo Gualino. En butte à de multiples problèmes financiers, mais plus certainement en froid avec les autorités fascistes, Gualino, assigné à résidence à Lipari, avait réussi à faire diriger sa société par un chargé d’affaires et un administrateur délégué. De fait, les films produits demeuraient marqués par une forme de résistance passive à l’endroit de l’idéologie mussolinienne. Le talent de Castellani, déjà annoncé auprès d'Alessandro Blasetti, s’exprima pleinement à l'orée des années 1940, et, avec un éclat inhabituel. Tout comme les films d’un Mario Soldati ou d’un Alberto Lattuada, ses réalisations s'imprégnaient d'un héritage littéraire romantique et dévoilaient, tout à la fois, l’impossibilité d’aborder des thèmes d’actualité vite étouffés par la pression idéologique des autorités culturelles fascistes. Un colpo di pistola (1942), adapté d’une nouvelle de Pouchkine, fut rangé dans la catégorie des films calligraphiques fugitivement éclos au cours des années 1940. Zazà, l’année suivante, ou La donna della montagna en 1944 appartiennent, eux aussi, à ce courant. De fait, Carlo Ponti, jadis producteur de Piccolo mondo antico (Le Mariage de minuitréalisé par Soldati, fit preuve d’incompréhension lorsqu’à la fin des années 1940, Castellani voulut entreprendre une trilogie d’inspiration réaliste. « Ce que tu sais bien faire, toi, ce sont les choses qui pétillent ! », lui dira l’époux de Sophia Loren. Ponti avait grandement raison, mais il limitait son jugement et les dons du cinéaste à celui d’un architecte-décorateur-costumier, orfèvre en matière de reconstitutions littéraires. Pourtant, avec Mio figlio professore (1946), porté à des sommets par un Aldo Fabrizi en état de grâce, Castellani avait réussi la gageure incroyable de ne pas verser dans le sentimentalisme en racontant l’histoire vibrante d’un père se sacrifiant corps et âme afin que son fils puisse faire des études et devenir enseignant. Les dispositions manifestées dans ce film, on les retrouvera d’abord dans Sotto il sole di Roma (Sous le soleil de Rome, 1948) - Alberto Sordi, âgé de vingt-huit ans, n'y est encore qu'un comparse - et de manière plus affirmée dans Due soldi di speranza (Deux sous d’espoir), quatre ans plus tard. Mais, il aura fallu, au préalable, rompre les liens qui l’unissait à la Lux et travailler avec l’Universalcine de Sandro Ghenzi.

Comme pour le film de 1948, Castellani fait appel à de jeunes acteurs débutants issus des milieux les plus modestes afin de narrer une histoire placée dans un contexte populaire. Avec Due soldi di speranza, le cinéaste creuse encore plus le sillon intimiste et selon une forme déjà expérimentée de dédramatisation du climat propre au néoréalisme. Ce qui fera dire à certains que Castellani anticipait ici ce que l’on a appelé ensuite le « néoréalisme rose ». Or, ce film contraste, par exemple, avec le Pain, amour et fantaisie de Luigi Comencini, largement plus concerté et réunissant des stars du cinéma local : Vittorio De Sica et Gina Lollobrigida.  Il n’est pas entièrement juste d’alléguer que Castellani se décharge complètement de tout engagement social ou politique. Il le relativise essentiellement : Antonio, sacristain pour la paroisse, colle la nuit des affiches du PCI. Catholique à Cusano le jour, est-il communiste à Naples la nuit ? Le curé en est scandalisé. Antonio, lui, n'a qu'un seul but : se marier et vivre avec Carmela. Castellani, sans enfler le tableau outre mesure, laisse à penser que si les communistes ont un poids incontestable dans la vie italienne, comme par ailleurs la démocratie chrétienne, la grande masse des citoyens pauvres reste à l'écart de toute détermination politique voire sociale. Appréhendées sur le mode burlesque, les situations reflètent hélas une réalité qu'on ne peut dissimuler. Chacun essayant de tirer la couverture vers soi et de justifier, comme il le peut, des actes répréhensibles au regard de la loi, mais qui ne sont, au fond, que gestes de survie : l'amende payée pour un lièvre « attrapé » par la maman d'Antonio et la réaction de celui-ci (« Cela nous aurait coûté plus cher de l'acheter ! »), la mascarade des casquettes de "contrôleurs" d'autobus etc. À la conclusion cependant, le bon sens populaire, celui qui vient du cœur, l'emporte : « Si le Seigneur nous prête vie, il nous aidera quoi qu'il arrive », s'écrie-t-il face aux villageois et Carmela à ses côtés. Mais il y a surtout chez Castellani un jaillissement de fraîcheur poétique dans la représentation du petit peuple et d'une ruralité à présent révolue. Comédie de mœurs, Due soldi di speranza n’a rien de surfait, tout y est d’un naturel confondant, et, de ce point de vue, l’interprète principale, l’adolescente du Latium Maria Fiore, alors âgée de 15 ans, y est extraordinaire. Geoffroy Caillet écrit quant à lui : « Exploitant à fond le dialectalisme de son sujet, Castellani prend soin de ne jamais tomber dans le folklore en soignant autant l’étude particulière des personnages (et en se révélant excellent directeur d’acteurs) que la représentation de leur milieu. C’est cette harmonie d’ensemble, tout en délicatesse et précision, qui fait la valeur de Deux sous d’espoir. » [In : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde Éd., 2014]

De fait, le film, ancré géographiquement dans la région napolitaine et situé historiquement après guerre, s’augmentait d’une dimension spécifique particulièrement riche, digne de la commedia dell’arte. « Deux sous d’espoir est né de la découverte par Renato Castellani [...] d’une humanité méridionale dont le seul espoir est de “survivre”, sans autre ambition que ce vitalisme élémentaire fait d’insouciance du lendemain et de préoccupation des besoins immédiats. Travaillant sur la base des récits du jeune homme, Castellani enrichit son premier scénario d’une figure féminine de signe complémentaire : Carmela (Maria Fiore) qui figure le désir quasi physiologique d’aller de l’avant, de procréer, d’affronter les difficultés avec un sens inné de la débrouillardise, sans perspective historique ni instinct de groupe, attitude individualiste qui enlève tout esprit de revendication politique. » [Jean A. Gili, Le Cinéma italien, Éditions de La Martinière, Paris, 2011].

Pareille lucidité en son temps exige forcément qu’on doive réévaluer Due soldi di speranza, qui avait tout de même arraché la Palme d’or au Festival de Cannes en 1952, ex-aequo avec l’Othello d’Orson Welles. Cette authenticité, à l’envers de tout parti pris socio-politique, se fondait, de surcroît, sur l’apport des récits d’Antonio Celentano et des dialogues, rédigés dans un dialecte sui generis impeccable, de la comédienne napolitaine Titina De Filippo (1898-1963), la fille du metteur en scène de théâtre Eduardo Scarpetta, auteur de l’illustre pièce Miseria e nobiltà adapté à l’écran, pour la troisième fois et en couleurs cette fois-là, par Mario Mattoli, courant 1954, avec l’insurpassable Totò et la magnifique Sophia Loren, à la lisière de sa vingtième année, incarnant le rôle de Gemma la danseuse, film que l’Institut Lumière vient de projeter le mois dernier. 

 

Jean Antoine Gili rapporte quelques informations liées à la recherche des acteurs au travers des témoignages de Marie-Claire Solleville, traductrice et scénariste franco-italienne, qui travailla auprès de Castellani. Celle-ci raconte dans C’est toi qui a traduit ça ? et en lignes colorées de malice : « Nous avons visité toutes les écoles, tous les ateliers, tous les camps de personnes déplacées. Nous avons passé nos dimanches à la porte des églises pour voir entrer les jeunes filles. Nous sommes allés dans les marchés, dans les foires, dans les fêtes foraines. Des milliers de visages ont défilé sous nos yeux et Castellani fait toujours “non” de la tête. « La beauté est un cri - me dit-il -, on est obligé de se retourner. » Il faut pourtant se décider. Le film débute dans une semaine. L’auberge où nous sommes, en cet instant, est la plus grande du Quarticciolo, village absurde sis à dix kilomètres de Rome, un carré de constructions ouvrières qui se dresse au milieu des collines désertes [ndlr : Un des hameaux de Rome édifiés pendant la dernière décennie fasciste dans l'Ager Romanus, loin du centre habité. Les constructions de logements sociaux s'inscrivaient dans le programme du régime fasciste de “décentralisation” de la population d’origine modeste du centre vers les zones rurales ]. L’atmosphère est étouffante, il y a bien deux ou trois cents filles entre quinze et vingt ans qui se pressent, s’écrasent, bavardent dans cette osteria. [Ndlr : On pense au film contemporain de Giuseppe De Santis, Roma ore undici]. Les tables ont été enlevées, à l’exception d’une qui doit, qui devrait nous protéger ! [...] Une petite frimousse ronde, avec deux yeux noirs émus, surgit soudain de la foule bruyante. « Prenez son nom », ordonne Castellani. »

Jolanda di Fiore, alias Maria Fiore (1936-2004) entrera ainsi dans l’histoire du cinéma italien. Elle sera l’expression de l’ « abandon enchanté à l'exubérance naturelle et innocente de la jeunesse » (Luigi Chiarini). Dans un univers où « les maisons sont des taudis, l'eau très rare, les puits sales. Partout des cafards, partout des poux, pas un gosse, pas un vieillard qui n'en ait à foison. » (M.-Cl. Soleville, opus cité). « Deux sous d’espoir pour affronter l’avenir », écrit fort à propos Jean A. Gili.

 

 

. Deux sous d’espoir (Due soldi di speranza). Italie, 96 min. N&B. Pr. Sandro Ghenzi (Universalcine). R. Renato Castellani. Sc. R. Castellani, Ettore Maria Margadonna - Titina De Filippo (dialogues). Assistants réalisateurs. Giuliano Betti, Marie-Claire Solleville, Gabriele Palmieri. Ph. Arturo Gallea, Armando Nannuzzi (cadreur). Mont. Jolanda Benvenuti. Mus. Alessandro Cigognini. I. Maria Fiore (Carmela), Vincenzo Musolino (Antonio), Filomena Russo (la mère d’Antonio), Luigi Astarita (Pasquale, le père de Carmela), Felicia Lettieri (la mère de Carmela), Luigi Barone (le curé). Habitants de Boscotrecase (Cusano) et Torre Annunziata (environs de Naples). Sortie en Italie : 10 avril 1952. Palme d’or ex-aequo au Festival de Cannes, mai 1952.