Écran : Sorties 2024 (IV)
. Bye bye Tibériade
(2023, Lina Soualem)
. Après avoir arpenté l’histoire paternelle dans Leur Algérie, tourné dans le Puy-de-Dôme à Thiers, où ont travaillé, des années durant, des ouvriers algériens qui représentaient 60 % de la main-d’œuvre, Lina Soualem, fille de l’acteur Zinedine Soualem, se penche cette fois-là sur l’autre versant familial : celui de sa mère, l’actrice palestinienne Hiam Abbass. Un portrait riche et sensible sur trois générations de femmes palestiniennes de Galilée.
. « [...] et avec leurs histoires, celles de leurs espoirs, de leurs peines, de leurs lieux, disparus, remplacés ou sous contrôle, et celle de leur peuple, opprimé.
Puzzle. Hiam Abbass est née à Deir Hanna, un village arabe de Galilée intégré au territoire israélien, mais sa famille venait de Tibériade (elle doit son nom à l’Empereur Tibère), pas très loin, ville au bord du lac du même nom, son eau scintillante baigne le film, dont la population palestinienne a été expulsée en 1948. Le film nous montre que leur maison, près de la grande mosquée qui subsiste, a été rasée en même temps que le reste de la vieille ville.
[...] On se demande quelle couche d’images, ou de mémoire, a provoqué le film qu’on regarde, et qui les entrelace pour les démêler et les fondre à la fois, les débrouiller pour mieux comprendre, mais les assembler pour mieux voir. Il y a celles de l’enfance de la cinéaste, rencontrant sa famille en Palestine, images joyeuses mais qui sont aussi celles du difficile retour de sa mère au village, après des années d’exil en Europe sans retour. Il y a les images d’archive pure [...] tout en cherchant fatalement à y reconnaître des visages de la lignée, [...] des ponts avec la petite histoire.
Et il y a les images, de format plus large, en scope à la riche matière, des tournages plus récents avec Nemat (la grand-mère), puis, après sa mort, - car le film est aussi son tombeau, veillé par les images des vivantes - avec Hiam et ses sœurs, qui nous raconteront peu à peu, orphelines, des bouts qui manquent, pour reconstituer le puzzle. C’est qu’en vérité, aucune image ne vient en premier, chronologiquement ni structurellement, donner l’origine de tout ça, film, famille, etc. L’origine se perd dans le lointain, l’avenir se dit au jour le jour. Ce qui compte c’est le rapport entre les images - entre les époques, les générations -, tout comme c’est le rapport entre les femmes, mères, filles et sœurs, qui est le cœur et le sujet du film, ce dont il cherche à prendre soin, et qui est le plus précieux, même quand c’est violent.
Dignité. Sur ces relations, ce qu’on peut ou ne peut pas en dire, Bye, bye Tibériade est très fin, il semble nous souffler l’adage, moins connu que son modèle, qui dit : « Ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut pas le taire. » [...]
[Luc Chessel, « Libération », 21 février 2024]
. [...] Lina Soualem dessine les rameaux féminins de l’arbre généalogique de sa mère [...] L’aïeule, chassée de sa maison sur les rives du lac Tibériade en 1948, forcée de nourrir et élever seule ses enfants après la mort de son mari ; la mère, institutrice, qui dut interrompre ses études, après avoir été expulsée de Jérusalem ; sa sœur, qui passa la frontière avec le Liban, contrairement au reste de la famille, déplacé à l’intérieur des frontières israéliennes, qui reste une éternelle absente ; et la jeune femme qui choisit l’exil pour échapper au destin que lui promettaient la tradition et sa condition de citoyenne de seconde classe. Avec patience et délicatesse, Lina Soualem tisse ces histoires de deuil, de survie et de renaissance. D’abord dispo sur Arte, le film sort en salle. C’est là qu’il faut voir ce film douloureux et doux, qui remonte à la source de la tragédie actuelle - pour le partager, pour en parler.
[T.S., « Le Monde », 21 février]
... Extrait d’Interview de Lina Soualem pour « L’Humanité » du 21 février (recueilli par Sophie Joubert)
Q. Après Leur Algérie qu’est ce qui vous a décidée à aller voir de l’autre côté de l’histoire familiale ?
Lina Soualem : Leur Algérie était un acte spontané. C’est un film que j’ai fait seule, à un moment où il était vital de creuser dans le passé pour retrouver une mémoire réduite au silence, réactiver une transmission interrompue par une histoire collective faite d’exils et de déchirements. Bye bye Tibériade creuse les mêmes thématiques, mais il est beaucoup plus écrit. J’étais moins la petite fille ou l’enfant que la femme qui se replace dans une lignée féminine. Dans ma famille maternelle, la transmission n’était pas occultée mais elle était difficile parce que l’histoire collective n’était pas reconnue. Ce qui m’intéressait c’était de reconstruire le puzzle de cette mémoire complètement dispersée du fait de la réalité palestinienne. Pour ça, il fallait construire le film sur plusieurs temporalités. Et comme dans Leur Algérie je voulais redonner de la complexité à des vies invisibilisées, stigmatisées dans les discours publics et dans le cinéma.
Q. Comment cette histoire et les images de 1948 résonnent-elles avec la situation actuelle ?
Lina Soualem : J’avais envie de me focaliser sur cette famille parce que les Palestiniens sont toujours perçus à travers le regard des autres. On leur ôte leur façon de se définir, de déterminer leur avenir. C’est exactement ce qui se passe à Gaza aujourd’hui. On parle des Gazaouis comme d’une masse homogène, on mentionne le nombre de victimes, mais on ne connaît pas les visages, les aspirations de celles et ceux qui sont écrivains, artistes, ingénieurs, boulangers, médecins. On leur enlève leur humanité. C’est une histoire en boucle de personnes à qui on ne donne pas leur place dans le monde. C’est ce que montre aussi le film. ¬
Sortie le 21 février 2024. Documentaire français. 82 minutes.