Registi : Mauro Bolognini

 

≈≈ MAURO BOLOGNINI 

L’ART ET LA VIE

 

Mauro Bolognini et Claudia Cardinale : tournage Le Bel Antonio (1959)

 

 

 

  Encore méconnue, injustement définie et insuffisamment appréciée dans sa globalité, l’œuvre du réalisateur italien Mauro Bolognini (1922-2001) aurait besoin d’être évaluée sans a priori. À la suite d’une rétrospective initiée par la Cinémathèque française (31 octobre au 25 novembre 2019), nous en exprimons fortement le vœu. Deux raisons principales semblent expliquer les confusions ou méprises commises à l’endroit de Bolognini : un rapprochement trop brièvement effectué entre son travail et celui du maestro Visconti, d’une part ; une propension, d'autre part, à confiner ses capacités au seul exercice de brillantes adaptations de la littérature italienne ou française (ainsi Le Chevalier de Maupin de Théophile Gautier, Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe, La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils ou La Chartreuse de Parme de Stendhal – une des plus remarquables transpositions de ce chef-d’œuvre).

 Ainsi, lui reprochait-on, dans ce cadre-là, un formalisme excessif. Or, bien plus que le cinéaste milanais, Bolognini s’appliquait à retraduire, selon un processus d’empathie, l’essence des romans qu’il adaptait. Une telle communion le conduisait naturellement à les transcrire librement et sans vanité (« Même si le livre continue à avoir sa propre existence, il doit être adapté à de nouvelles exigences cinématographiques », disait-il [1a]). Est-ce le motif pour lequel il fut modestement honoré ? On devrait signaler une autre figure d'individuation : Bolognini collabora, longtemps durant, avec un réalisateur comme Luigi Zampa, auquel la même Cinémathèque a rendu un juste hommage en 2016. De fait, Bolognini, à ses débuts, voire même plus tard aux côtés de Luciano Salce et Alberto Sordi (Dove vai in vacanza ? – 1978, avec Ugo Tognazzi et Stefania Sandrelli), se fit, l’adroit illustrateur d’un genre étranger à l’esprit de Luchino Visconti et qui contenait les ingrédients et les promesses de l’âge d’or d’une comédie à l’italienne – on découvrira, au cours de cette rétrospective, Gli innamorati (1955), Guardia, guardia scelta, brigadiere e maresciallo (1956 – celui-ci inédit en France, scénarisé par Maccari et Scola, avec Alberto Sordi, Peppino De Filippo, Aldo Fabrizi et Gino Cervi), Marisa la civetta (1957, avec Marisa Allasio et Renato Salvatori). On rappellera ici que Bolognini enclencha sa carrière de réalisateur avec Ci troviamo in galleria/Une fille formidable (1953), comédie sur le monde du music-hall écrite par Steno et dans laquelle émerge Sofia Scicolone, alias Sophia Loren. Enfin, dans une production désormais régulière, la collaboration scénaristique de Pier Paolo Pasolini (MarisaGiovani mariti, La notte bravaIl bell’Antonio, La giornata balorda) aura sûrement constitué un puissant ferment alternatif, aussi inspirant que paradoxal.

 Différencier n’est pas opposer : comme son aîné Visconti, Mauro Bolognini s’efforça de surclasser les limites d’un calligraphisme apparu au crépuscule des années fascistes en tant que réaction à un contexte culturel défavorable. [1b] Curieusement, à l’orée de sa filmographie, La vena d’oro (1955) d’après une pièce de Guglielmo Zorzi [2], paraissait en ressaisir l’étrange parfum mélodramatique, tandis que le thème appréhendé - les rapports sentimentaux mère seule/fils unique - l'était sûrement moins. Au demeurant, et, dans un contexte nettement moins étriqué, l'Agostino (1962) d'après Moravia, en fouillait le motif selon une inflexion à la fois moderne et nuancée. Quoi qu’il en soit, au cours des années 1960/70, Bolognini essuyait l’ordinaire mercuriale dénoncée plus haut. Dans ses entretiens avec Jean Antoine Gili, le cinéaste toscan réfuta clairement la récrimination : « De manière générale, je crois que la recherche que je fais disons de la forme ne constitue jamais un but ; je cherche à trouver la vie dans les choses. Quand je tourne à Florence – La viaccia, d’après le roman trop méconnu du Toscan Mario Pratesi, L’eredità - ou à Rome – ici, il s’agit de L’eredità Ferramonti, d’après l’opus de Gaetano Carlo Chelli, que Pasolini fit découvrir à Mauro -, je cherche toujours, dans ces rues, dans ces costumes, la vie. La forme vient après, je ne cherche pas d’abord la forme pour trouver la vie. »

Plus justement, Bolognini réalise, avec une sensibilité et une intensité prodigieuse, la fusion entre la forme – la recréation d’un décor - et le fond – la subtile interpénétration des phénomènes sociaux, historiques et psychologiques. Sous cet angle-là, Bolognini mériterait d’être jugé comme l’un des plasticiens les plus accomplis du cinéma transalpin. Le « génie des lieux », distinction qui lui est souvent attribuée, serait de les avoir rétablis dans un contexte sûr et signifiant et non selon une duplication stéréotypée. Dès lors, la taille et la splendeur des cités s’en trouveraient amoindries par le mur des différences de classe ou l’étroitesse de la superstructure - au sens que Marx donnait à cette notion. Les individus peuvent alors s’y sentir à l’étroit comme prisonnier d’un univers mesquin. Le choix des décors, du cadrage et des prises de vue participe sciemment à cette impression d’étouffement. C’est à ce titre que les villes deviennent alors un personnage à part entière : Trieste dans Senilità ou Florence dans La viaccia, pour ne nommer qu’elles. En second lieu, le réalisateur de Metello a opéré vraisemblablement un choix très caractéristique dans la littérature qu’il s’appropriait. Les œuvres instigatrices marquent une prédilection avouée, non pour le décadentisme – remarque appliquée à Luchino Visconti – mais plus exactement, et, comme l’indiquait Émile Zola, pour cet entre-deux - la fin d’une époque et le surgissement d’une autre –  qui, parfois, selon l’expression gramscienne, enfante l’apraxie et le terrifiant : citons l’adaptation du roman du psychanalyste Mario Tobino, Per le antiche scale/Vertiges (1975) ; de celui, célèbre, d’Alberto Moravia Gli indifferenti [3], conçu pour le petit écran (1988) ; de Senilità, titré stupidement chez nous Quand la chair succombe (1962), chronique désespérante du mensonge inné - bugia plus que menzogna - et de l'inaptitude à la jeunesse (la sénilité envisagée en tant que conduite sociale et psychologique), roman du Triestin Italo Svevo que Mauro aimait par-dessus tout et lisait sans discontinuer [4]. Cette inclination s’exprime encore dans la relation à l’écran de deux faits divers survenus au début du XXe siècle : l’un situé à Bologne, met en scène un drame familial, conséquence du meurtre d’un notable aristocrate, acte commis par l’avocat Tullio Murri, fils d’un chirurgien renommé aux opinions humanistes (Fatte di gente perbene/La Grande Bourgeoise, 1974) puis, dans un cas extrême et suivant une tonalité de farce corrosive – fait inhabituel chez le cinéaste - avec Gran Bollito/Black Journal (1977), le récit de la « saponificatrice » de Coreggio, personnage suggérant le Landru français et inspiré d’un événement survenu au début de la 2e Guerre mondiale. Le parfois, infiltré plus haut, souligne l’ascendance naturaliste du cinéma de Bolognini, également perceptible au niveau esthétique, et l'opposition qu'elle suggère, laquelle agit, très concrètement, comme ferment de vitalité et de renaissance à l’endroit des phénomènes d’érosion et de désagrégation. Très conscient d’être à cheval sur deux siècles, Zola se revendiquait, nous le savons, du siècle plus ancien. D’où ce caractère foncièrement médian revendiqué par le romancier français et repris par Bolognini. Le cinéaste l'est encore par tempérament. De ce point de vue, tout le distingue de Pasolini, même s’il en partage intensément son désespoir (« Je crois que ce sentiment […] nous rapprochait, c’était vraiment comme une colle qui nous liait l’un à l’autre », confiait-il à J. Gili). Pietro Bianchi affirmait, de son côté, que Pier Paolo visait droit au cœur, tandis que Mauro préférait la ligne courbe (linee curve). 

 Metello (1970), transposition à l'écran du premier livre d'une trilogie due au Florentin Vasco Pratolini (1913-1991), Una storia italiana, constituerait donc a contrario l’irruption d’une espérance à l’extrême fin d’un siècle. Pratolini et Bolognini entretenaient des relations complices. L'œuvre du romancier contient d'ailleurs des thématiques susceptibles d'inspirer le réalisateur : la lente métamorphose du paysan en ouvrier, l'exode contraint vers une terre étrangère, la révélation de l'exploitation capitaliste, et, en dépit de tout, l'éveil et l'apprentissage de l'amour entre jeunes hommes et jeunes femmes, nonobstant le contexte d'oppression et de souffrances (lire aussi le roman Cronache di poveri amanti de Pratolini). Ici, « la mise en scène fait corps avec l’ouvrier Metello Salani – incarné par le chanteur napolitain Massimo Ranieri – et distille l’air de la révolution dans les espaces qui l’aliènent. […] l’espace filmique se double d’une dimension symbolique : mis en scène comme un lieu d’asservissement et de mort – les échelons pourris de l’échafaudage cédant sous le poids des hommes -, le chantier de la tour que les maçons élèvent devient le symbole de leur éventuel affranchissement. » (Marie-Pierre Lafargue) [5]. Libera, amore mio (1975) inscrit cette espérance, le siècle suivant, au début des années 30, dans le cœur d’une fille de menuisier anarchiste - Libera Valente alias Libera Amore Anarchia : Claudia Cardinale dans le rôle le plus exaltant de sa carrière -, expression forte du combat ouvrier, alors que le fascisme est précisément l’arme que la classe bourgeoise croit pouvoir détenir pour l’écraser définitivement. Ici, le réalisateur, soutenu par le décorateur Piero Tosi et l'opérateur Franco Di Giacomo, fait la démonstration du fameux « génie des lieux » évoqué plus haut, que ce soit à Rome, Livourne, Modène et Padoue, villes dans lesquelles il suit la fuite indéfinie d'une héroïne fatalement vouée au confino. « Le camp d'exil sera mon université », affirme néanmoins Libera. Enfin, aspect remarquable chez lui, Bolognini n'omet rien du style architectural fasciste typique du Gruppo 7, à la fin des années 20, ni non plus du document d'archive, en noir et blanc et en surimpression, exhumant, entre autres, les discours carrés, le style pompeux et la gesticulation grotesque du Duce. Toute rhétorique rude et terrorisante prononcée afin que le peuple italien censure sa naturelle démangeaison à l'autodérision et à la barzelletta enjouée. On établira, d’autre part, d'utiles comparaisons avec Ettore Scola (Una giornata particolare), Bernardo Bertolucci (Il conformista) ou Marco Bellocchio (Vincere). Le film de Mauro Bolognini possède, pour sa part, le mérite de traverser plus globalement les complexités de l'Histoire : des signaux annonciateurs du ventennio fasciste à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la libération du pays, en passant par l'élimination du Duce, l'occupation allemande, les luttes fratricides inter-italiennes et la mort bouleversante de Libera comme symbole d’une liberté que le peuple italien sacrifie à l’autel des fausses nécessités. Bolognini dévoile ainsi l'enracinement plébéien du fascisme et la menace potentielle qu’il constitue dans l’optique d’une Italie moralement reconstruite. Libera amore mio révèle également un des caractères symptomatiques du cinéma de Bolognini. Le réalisateur toscan utilise les ressorts du mélodrame à d’autres fins que celles d’une morale artificielle.

 Comme nous pouvons le constater, Bolognini procède donc à une tentative heureuse d’élucidation historique du processus de formation politique, économique et social de l’Italie – à ce titre, par exemple, La viaccia et l’eredità Ferramonti entretiennent entre eux des liaisons profondes. Que ce soit dans l’une comme dans l’autre réalisation, Bolognini n’omet rien des pesanteurs rurales péninsulaires – qui sont, par ailleurs, les siennes : Mauro est natif de Pistoia, dont l’origine du nom est à rechercher dans l’existence d’un moulin primitif - et de l’irruption de nouvelles couches sociales dont l’objectif, pour quelques familles du moins, est l’enrichissement rapide (L’eredità Ferramonti, situé au moment où l’Italie vient de réaliser son unité, et, qui, très souvent, nous rappelle L’Argent de Zola). Or, l’urbanité serait, à proprement parler, le mauvais chemin (autrement dit, La viaccia, titre du film avec Belmondo et la Cardinale), celui-ci pouvant être symbolisé par la maison close que fréquentera Amerigo, séduit par la jeune et vigoureuse beauté de la prostituée Bianca. Du reste, deux ans auparavant, dans le cadre d’une comédie préfiguratrice, véritable satire de la famille italienne, Arrangiatevi ! (Débrouillez-vous !), avec Totò et Peppino De Filippo – on ne peut s’empêcher de songer à l'intitulé de Luigi Zampa, celui d'un film datant de 1955 : L’arte di arrangiarsi -, contait cette fois-ci le récit de deux familles logeant ensemble dans une maison de tolérance fermée à la suite de la loi Merlin (février 1958). Le thème de la prostitution – dilemme humiliant de la servitude féminine – demeure récurrent chez Bolognini ; on le retrouve, par exemple, dans un diptyque sur la jeunesse (La notte brava/Les Garçons, 1959 ; La giornata balorda/Ça s'est passé à Rome, 1960), dans un sketch (Les Nuits romaines) d'une coproduction germano-italo-française, Le Plus vieux métier du monde (1967), dans un XIXe siècle finissant (Bubù, 1971) ou effleuré comme éventualité, à travers le personnage d'Angiolina Zarri, coiffée à la garçonne type Louise Brooks (Claudia Cardinale), dans Senilità. Situé à l’ère du boomLa corruzione (1963)d’après Moravia, réinstaure le thème de la cité dépravatrice. Au-delà, on y voit se profiler d’âpres rapports conflictuels père/fils, qui eux aussi sont au cœur de l’opus de Mauro Bolognini – voir, plus tard, l’excellent Chronique d’un homicide/Imputazione di omicidio (1972) sur les années de plomb, mais aussi dans La viaccia – Amerigo (J.-P. Belmondo) refusant la vie de paysan [6] envers et contre son père, le pauvre métayer Stefano (Pietro Germi).

 Il bell’Antonio serait le premier exemple d’une possession littéraire réussie chez notre cinéaste. Le film qui, en tous les cas, dévoile son talent spécifique. Pasolini qui avait beaucoup marqué ses premiers pas est encore présent au scénario.  Nous rappellerons ce qu’est le roman et ce qu’est l’œuvre du cinéaste. L'antique Trinakria, ainsi la nommait le vieil Homère, et ses complexes héréditaires sont au cœur du Bel Antonio, célèbre roman du Sicilien Vitaliano Brancati (1907-1954).  Il bell'Antonio place son récit à Catane - où Brancati s'installe, dès l'âge de 12 ans - et il y est question de supercherie, celle que la jacasserie masculine cultive au sujet des femmes. La comédie érotique du gallismo (de gallo : coq, traduire : donjuanisme), typique de l'esprit latin, s'achève ici en drame de l'ataraxie. Antonio Magnano (Marcello Mastroianni) revient a casa sua, avec la réputation de « matamore génital » (D. Fernandez), et, afin de s'assagir définitivement, il épouse, comme convenu, la femme ad hoc, la belle Barbara Puglisi (Claudia Cardinale). En réalité, l'uomo si encensé n'est qu'un impuissant sexuel. Comment ne pas diagnostiquer, à travers le cas individuel, le syndrome d'une insularité accablée d'infirmités historiques ? « En Sicile, peu importe que l'on que l'on agisse bien ou mal : le seul péché que nous ne pardonnions pas, c'est tout simplement l'action », écrivait Tomasi di Lampedusa, l’auteur du « Guépard ». Mauro Bolognini n’omet pas le cadre géographique, mais il ne s’en sert plus comme élément d’une satire spécifique. En deuxième instance, l'ère fasciste, envers laquelle Brancati déchaîne, à juste raison, son amertume, est préférentiellement gommée. Le réalisateur s'attache, à travers le masque douloureux d'Antonio/Marcello Mastroianni - idéal dans le rôle inattendu de faux latin lover -, à resserrer l'histoire autour du prisme de l'individu blessé dans son intimité profonde. Pasolini admirait-là « une épopée psychologique et louait le réalisateur pour l'appropriation remarquable de son scénario. » Et du roman, ajouterions-nous. Car, tout est là. Le talent, si ce n’est le génie de Mauro Bolognini compose un équilibre savant entre fidélité et liberté. Ses films ne dénaturent nullement les romans qu’ils adaptent, ne cessant, au contraire, de nous y reconduire. D’un autre point de vue, comment oublier les films du cinéaste ? À savoir, entre autres, Le Bel AntonioLa Viaccia, Senilità, Metello ou La Dame aux camélias ? À propos de cette dernière, Marie-Pierre Lafargue écrit : « Le jeu avec l’œuvre littéraire constitue l’espace où Bolognini s’est logé. » [7] Le cinéaste comprenait ce jeu comme l’unique manière de faire revivre les œuvres. La forme viendrait sûrement après. « Cherchez la vie et vous trouverez la forme », affirma-t-il plus simplement.

MiSha 

 

 

 

[1a] In : « Mauro Bolognini, regista per caso », documentaire de Donatella Baglivo, 1998.

 

[1b] Le réalisateur milanais Alberto Lattuada évoqua le calligraphisme ainsi : « Cela correspondait un peu à l'hermétisme, à l'elzévir, à la polémique indirecte contre la vie héroïque ; c'était contre les consignes de la propagande qui invitaient à montrer des héros positifs, audacieux. » (Entretien avec G. Volpi, « Positif » n° 210, septembre 1978).

 

[2] Guglielmo Zorzi (1879-1967), dramaturge, réalisateur et scénariste issu d’une famille de la noblesse vénitienne. Sa carrière de metteur en scène au cinéma débuta en 1914. Jusqu’à la fin du muet, il réalisa une trentaine de films. Ardent défenseur d’un cinéma d’auteur valorisant le patrimoine culturel italien, il transcrivit des pièces audacieuses, très souvent les siennes, comme La bocca chiusa, (1925) et La vena d’oro (1928), réputé comme inadaptable dans le contexte du cinéma muet. Le film remporta pourtant un grand succès. Celui de Bolognini est donc un remake dans le cadre du cinéma parlant.

 

[3] À propos du roman d'Alberto Moravia, nous signalerons en outre l'adaptation cinématographique de Francesco Maselli, datant de 1964 et distribué en France sous un titre encore aberrant (« Les deux rivales »). Dans une préface au roman, traduit par Paul-Henri Michel chez Garnier-Flammarion, Gilles de Van écrit : « L'excellent film de Maselli choisit la rigueur de la tragédie à huis-clos, celui de Bolognini la rutilance du mélo, mais aucun des deux ne rend justice à la violence exacerbée du regard ni ne traduit l'allure grotesque des visages et des corps déformés par le regard du narrateur, comme dans un tableau d'Ensor. » En tout état de cause, demeurent l'agonie d'une classe, l'impuissance de celle-ci à comprendre l'Histoire et sa fuite éperdue dans des plaisirs puérils. Le roman de Moravia est donc essentiellement le reflet d'une décadence. Aussi, il est intéressant de reprendre les propos et l'expérience vécue d'Alberto Lattuada au sujet de Gli indifferenti : « Sur la persistance, plus ou moins latente, d'un esprit anti-bourgeois du fascisme je citerai un épisode assez significatif. Avec Brancati et Pietrangeli, j'ai écrit en 40 une adaptation du roman [...] que nous avions camouflée sous le titre « Temporale » (« Orage ») parce qu'il y pleuvait beaucoup. Nous le présentâmes au Ministre de la Culture Populaire, c'était Pavolini. Il me convoqua avec Carlo Ponti car, on affirmait ici ou là que le film était dangereux. Pavolini me dit : « Écoutez Lattuada vous avez bien commencé. Je l'ai vu. C'est le livre de Moravia ? »  Il fut difficile de le nier. « Alors, écoutez, le film est anti-bourgeois, je donne un avis favorable. Je ne vous demande qu'une chose : ne faites pas de Leo un type qui construit les Maisons du Fascio, faites-en un industriel quelconque ! » Or, Alessandro Pavolini, fidèle à Mussolini, quitta son poste en 1943 pour rejoindre la République sociale (RSI) de Saló. C'est son successeur, Gaetano Polverelli (« Un des cons du nouveau régime », selon Dino Grandi, un des rédacteurs de la motion destituant le Duce) qui fit interdire le film, au seul prétexte que Moravia-Pincherle était un demi-juif !

 

[4] Bolognini exprimait ceci, à propos de Senilità : « Peut-être que ma plus grande réussite, c'est Trieste dans ce film (ndlr : photographie, en noir et blanc, d'Armando Nannuzzi). Ce fut un travail difficile parce que la ville des années vingt a disparu. [...] Je voudrais refaire Senilità pendant toute ma vie, un peu comme un peintre peut peindre toujours le même paysage, la même bouteille. » (In : Entretien avec J. A. Gili, Rome, décembre 1976). Nous rappellerons que l'œuvre de Svevo fut initialement publiée en 1898. Toutefois, son édition définitive, différente de la première, date de 1927. Le cinéaste toscan l'a donc transposée à cette époque-làLe choix fut autant technique que littéraire. 

 

[5] et [7] M.-P. Lafargue in « Dictionnaire du cinéma italien », Nouveau Monde Éditions, Paris, 1974.

 

[6] Les scénaristes - Vasco Pratolini, Pasquale Festa Campanile et Massimo Franciosa - et le réalisateur avaient intelligemment déplacé le roman de Mario Pratesi (L'eredità), situé au début du XIXe siècle, vers 1882, année à laquelle il fut écrit. Or, il est judicieux de souligner ici que c'est à partir de 1877, c'est-à-dire sous le gouvernement historique de la gauche, présidé par Agostino Depretis qu'une « Enquête agraire » fut entreprise. L'histoire du monde rural et, plus encore, ses dynamiques essentielles sont demeurées longtemps sous-analysées en Italie, et jusqu'à une époque très récente. En 1884, au terme de l'enquête menée par les autorités, le député et économiste Jacini affirma :« De quelque côté qu’on l’aborde, l’Italie agricole se présente à nous comme une tumeur permanente et cancéreuse, à un stade très avancé, pour la sauver il faudrait un miracle d’énergie, d’activité et de sagesse chez tous les Italiens, un miracle plus souhaitable que possible. » « Mal payé, mal logé, mal nourri, accablé par un travail écrasant qu’il accomplit dans les conditions les plus insalubres qui soient, pour le paysan chaque conseil d’épargne est une ironie, chaque loi qui le déclare libre et égal à tout autre citoyen est un sarcasme amer. À lui qui ne sait rien de ce qui se trouve au-delà de sa commune, le nom même d’Italie signifie service militaire, signifie impôt, signifie toute-puissance des classes aisées. […] Le percepteur et le carabinier : voilà les seuls missionnaires de la religion de la patrie au milieu des masses abruties de nos campagnes », déclara au Parlement le baron Sidney Sonnino, élu député dans la circonscription de San Casciano in Val di Pesa, une commune limitrophe de Florence. Le baron devint Président du Conseil en 1906.

 

 

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Mauro BOLOGNINI : filmographie

 

 

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