¬ Cronache di poveri amanti (Chronique des pauvres amants, 1954 - Italie, Carlo Lizzani)

 
 
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Printemps 1925. Les amours, les amitiés et la la lutte contre le fascisme d’un groupe de jeunes issus de quartiers pauvres de Florence.
 
 
~~ Inspiré d’un roman célèbre du Florentin Vasco Pratolini, publié en 1947, mais achevé bien plus tôt, à l’ère du fascisme en 1936, Cronache di poveri amanti devint un projet d’adaptation cinématographique caressé par Luchino Visconti à la fin des années 1940. La réalisation s’en trouva bloquée faute de soutien mais aussi en raison de motifs éminemment politiques. L’œuvre de Pratolini décrivait l’implacable et brutale ascension du fascisme et montrait, en outre, que les derniers résistants, les plus acharnés et les plus lucides, furent les militants communistes issus des milieux prolétaires. Ceux-ci le payèrent de leur vie et de la façon la plus courageuse qui soit. Le pouvoir, alors aux mains de la démocratie chrétienne, ne put tolérer qu’une pareille réalité soit divulguée publiquement sur grand écran, alors qu’il s’évertuait passablement à désigner les communistes comme des adversaires de la jeune démocratie italienne, serviteurs d’une cinquième colonne soviétique. Nous étions en effet au début d’une « guerre froide » qui ne cessera, à vrai dire, que lorsque l’Union soviétique s’effondrera en 1991, année de la disparition de Pratolini lui-même. En 1953, le réalisateur Carlo Lizzani, un cinéaste communiste, lui-même résistant à Rome dans les années 1940, auteur en 1951 d’un très bon film sur la Résistance avec Gina Lollobrigida et Andrea Checchi (Achtung! Banditi!), contournait l’interdit des producteurs en ayant recours à une coopérative largement financée par des adhérents et sympathisants du PCI.
 
On notera d’emblée - l’ami Jean A. Gili le fait d’ailleurs remarquer - que le pluriel italien cronache devient en France un singulier : ce qui apparaît autant dans le roman publié que dans le film sorti dans l’hexagone. On avait eu le même problème avec le célèbre Ladri di biciclette de Luigi Bartolini (1892-1963) adapté par Vittorio De Sica au cinéma et qui se transformait chez nous en voleur de bicyclette. Or, autant dans le premier roman que dans le second, le respect du pluriel est fondamental. Mais puisque nous parlons du roman de Vasco Pratolini, nous rappellerons ici que celui-ci raconte essentiellement la vie quotidienne d’un groupe d’habitants, la plupart très jeunes, d’une ruelle étroite et populaire de la cité de Florence, la via del Corno qui enserre de son lacis l’illustre Palazzio Vecchio. Du reste, Pratolini les nomme aussi les « cornacchiai », jeu de mots avec les astucieux corvidés (cornacchie). D’ascendance ouvrière, Vasco Pratolini évoque des milieux qu’il connaît parfaitement. Il exerça les métiers qu’il attribue aux héros de Cronache di poveri amanti : il fut typographe - comme son narrateur et premier à apparaître à l’écran, Mario l’ «amoureux» de Bianca Quagliotti (Eva Vaniček) -, garçon de café, vendeur de boissons sur la place Madonna à Florence... L’écrivain tisse donc une histoire dans laquelle s’insèrent un nombre fourni d’intrigues et de personnages issus d’un lieu très délimité et au cours d’une période resserrée de l’histoire italienne. Le roman de Pratolini revêt donc un caractère choral et Carlo Lizzani respecte, quant à lui, cette option, même s’il simplifie certaines péripéties. Les œuvres de Pratolini ont un aspect très illustratif. Le romancier avait en lui l’esprit cinématographique. Du reste, il sera aussi scénariste et ses romans, outre celui-ci, feront l’objet de belles adaptations à l’écran : on retiendra le Cronaca familiare (1962) de Valerio Zurlini et le Metello (1970) de Mauro Bolognini. Carlo Lizzani en a totalement conscience : il mettra particulièrement bien en relief les moments les plus tragiques et les plus âpres du roman. Le film n’est pas entièrement tourné à Florence. La via del Corno a été reconstituée dans les studios romains avec beaucoup de réalisme.
On ne doit pas omettre une autre dimension, semblablement bouleversante, des Cronache di poveri amanti : les aventures amoureuses des jeunes gens, et, malgré le contexte politique, la gêne et la misère, tout ce qui fait que la saison de la jeunesse demeure, au sein de toute vie humaine, un moment extraordinaire d’éveil des sens, des sentiments et de la conscience aussi. Le romancier livrait là une œuvre surgie du vécu. Fascisme ou pas, l’humanité n’en disparaissait pas pour autant. L’Italie et Florence encore moins. Dans ces années-là, on commémorait encore et toujours la fête du grillon aux Cascine, le jour de l’Ascension... ou le soir de la Madone, avec ses traditionnels défilés et ses «scampanata», ces ivresses carnavalesques et facétieuses dénuées de méchanceté. Et, au-dessus de ces joyeusetés, bourgeonnaient les « destins qui s’enlacent, ces intrigues qui se nouent, ces drames qui grossissent. La vie, rien que la vie, toute la vie. On s’aime, puis on ne s’aime plus, on en aime un autre ou une autre » (A. Pierhal).
 
Certes, la politique, la plus mauvaise qui puisse s’imaginer en l’occurrence, jetait son dard acéré sur les existences. Il y aura, via del Corno et dans toute la péninsule, trois «générations perdues». Une première qui s’est sacrifiée pour préserver la beauté d’un monde comme le vigoureux et brave maréchal-ferrant Corrado alias Maciste, excellemment incarné par le prestigieux champion olympique Adolfo Consolini (1917-1969), ou comme Alfredo Campolmi, le gérant d’une charcuterie, interprété par le futur réalisateur de Sacco et Vanzetti, Giuliano Montaldo. Dans une séquence d’adieu déchirante à l’hôpital, ce dernier, comme le héros de l’Affiche Rouge Missak Manouchian, demande à sa compagne, Milena (Antonella Lualdi), de continuer à vivre : en bref, d’aimer et d’être heureuse. Une deuxième, celle des indifférents ou des indécis comme Mario (Gabriele Tinti), lequel l’est autant politiquement qu’en amour : le personnage offre, par ailleurs, quelques similitudes avec l’Aldo/Bob (Antonio Cifariello) des ragazze di San Frediano postérieur que mettra en scène Valerio Zurlini quasiment à la même époque. Cette génération s’apercevra bien trop tard du dégât qui a été commis. Une troisième, piteusement déchue, celle des camicie nere qui ont cru en un idéal d’ordre et de fausse virilité comme le légionnaire de Fiume, Carlino Bencini (Bruno Berellini) et son colocataire Osvaldo (Mario Piloni). Parmi des personnages foisonnants, émerge aussi la figure d’Ugo, le marchand des quatre saisons joué par Marcello Mastroianni. L’illustre comédien de La dolce vita, inaugure ici un rôle d’envergure dramatique qui lui était, au cinéma du moins, jusque-là inconnue. Le film constitue pour lui un palier important. Jean A. Gili évoque aussi les conseils et la générosité de Marcello à l’endroit des non professionnels du film, et, en particulier ici, à l’égard du légendaire Consolini, totalement profane dans ce métier-là. Cronache di poveri amanti n’est pas une œuvre prolétarienne, c’est le roman puis le film d’une époque et l’on ne peut les lire et les regarder sans y ressentir les vibrations d’un temps, sans y entendre non plus une leçon pour le présent et pour le futur. Enfin, l’écrivain comme le réalisateur dessinaient des portraits de jeunes femmes attachantes comme, entre autres, Gesuina (Anna-Maria Ferrero), Milena, Elisa (Cosetta Greco) ou Bianca - travailleuses, cameriere, épouses au foyer ou prostituées - pleines d’énergie, d’intelligence et de passion.
 
Une image en contraste absolue avec celle que le Duce polissait pour des géniteurs disciplinés et machistes prêts à mourir pour la «patrie». Ce Duce alias Benito Mussolini, qui, à la fin du printemps 1925, ayant terrassé tout à la fois un perfide ulcère du duodénum et la sécession aventiniana (l’opposition démocratique), s’apprête à instaurer une dictature totalitaire en lieu et place d’une monarchie parlementaire (leggi fascistissime). Le voici, au IVe congrès de son parti (22 juin), tenu à l’Augusteo de Rome, s’adressant à la foule des miliciens, la voix rugissante, exaltée et menaçante. Le voici qui promet une « manière de vivre » qu’il appelle le fascisme (ou croire et obéir au Chef) et un « Empire » (ou combattre et faire la guerre chez les autres). Ce qu’il en fut à son commencement, Cronache di poveri amanti en raconte un morceau. Le tableau jaillit tumultueux, pathétique et impitoyable.
 
MiSha
 
 
· Chronique des pauvres amants (Cronache di poveri amanti). R. Carlo Lizzani. Prod. Giuliani G. De Negri, Antonio Greco, Alberto Puccini - Cooperativa Spettatori Produttori Cinematografici. Scénario : Sergio Amidei, Giuseppe Dagnino, Massimo Mida, C. Lizzani d’après le roman homonyme de Vasco Pratolini. Ph. Gianni Di Venanzo. Décors. Peck G. Avolio. Mus. Mario Zafred. Montage : Enzo Alfonsi. I. Gabriele Tinti (Mario), Antonella Lualdi (Milena), Marcello Mastroianni (Ugo), Anna Maria Ferrero (Gesuina), Giuliano Montaldo (Alfredo), Cosetta Greco (Elisa), Wanda Capodaglio (la Signora), Adolfo Consolini (Maciste), Elisa Vaniček (Bianca), Irene Cefaro (Clara), Ada Colangeli (Fidalma). Prix International, Festival de Cannes 1954. Sortie en Italie : 6 février 1954. Sortie en France : 13 décembre 1957.