Schermo : La Ciociara (Sophia Loren)

La Ciociara

 

  • La ciociara

(1960 – Vittorio De Sica – Sophia Loren)

 

https://www.arte.tv/fr/videos/112336-000-A/la-ciociara/

https://www.arte.tv/fr/videos/080108-000-A/sophia-loren-une-destinee-particuliere/

 

 

• Liminaire

Rome, été 1943. Un violent bombardement ravage le quartier San Lorenzo. Cesira, une jeune veuve d'une trentaine d'années qui tient un commerce, quitte donc la cité avec sa fille âgée de 13 ans. Elles rejoignent son village d'origine, Sant'Eufemia. En train, à dos de mule et à pied, nonobstant les attaques aériennes, les deux femmes parviennent à bon port... Mais la guerre est loin d'être circonscrite et terminée... 

 

 

 • La ciociara est l’adaptation à l’écran d’un roman écrit par Alberto Moravia, publié en 1957. Le titre alternatif en français fut La Paysanne aux pieds nus … et cette paysanne c’est l’épicière Cesira autrement dit Sophia Loren.

 À l’origine, le rôle devait échoir à Anna Magnani, la fabuleuse héroïne de Rome, ville ouverte (1945) de Rossellini. Sophia Loren aurait dû, en revanche, être sa fille. Le producteur Carlo Ponti, devenu son époux en 1957, devait normalement travailler avec le réalisateur américain George Cukor. Mais, la Magnani ne le voulut pas ainsi : elle ne souhaitait pas d’une fille aussi sculpturale que Sophia. À vrai dire, celle-ci était trop femme et pas assez fille. Dès lors, tout sera changé ou presque. Vittorio De Sica entre en scène et Sophia Loren devient la maman. La fille Rosetta est, en revanche, incarnée par une débutante de onze ans, issue d’un père américain et d’une mère napolitaine, Eleonora Brown. Une fille qui, pour les raisons que l’on devine, pourrait coller parfaitement au rôle qu’on lui propose dans une œuvre qui aborde les événements tourmentés et complexes de l’année 1943 en Italie. Quant au choix de Sophia Loren, il ne souffre d’aucune contestation. Et, le film le prouvera aisément… Elle y est bouleversante. Rappelons ici quelques épisodes de la vie de Sofia Villani Scicolone alias Sophia Loren. C’est le producteur Goffredo Lombardo qui, en 1952, lui trouva ce nouveau nom sur le tournage de « Sous les mers d’Afrique » d’un dénommé Giovanni Roccardi, où elle y joue la fille d’un millionnaire américain. Ma foi, quand une fille est très belle, on peut toujours faire passer des vessies pour des lanternes… Car, notre Sophia n’a été riche qu’à partir du moment où Cinecittà a cru en elle. Native de Rome, Sophia avait passé une enfance et une jeunesse difficile à Pozzuoli, une ville située au bord de la mer Tyrrhénienne et caractérisée par une forte activité volcanique, distante d’une quinzaine de kilomètres de Naples. Sophia ne put vivre qu’auprès de sa mère, la professeure de piano Romilda Villani. Son géniteur, ingénieur et homme d’affaires déjà en couple, refusait de divorcer. Pour sûr, M. Scicolone avait dû aimer Romilda… Qui n’aurait pas rêvé d’une telle dame qui ressemblait, à s’y méprendre, à la « Divine », la Suédoise Greta Garbo ? Mais, enfin, elle n’était pas Greta… et qui sait, Greta elle-même, n’aurait peut-être pas pu modifier la mentalité d’un pareil homme ! Évitons ici de parler plus longuement d’un cas ressemblant étrangement au futur partenaire (à l’écran) de Sophia, l’immense Marcello M. et son amante américaine, la grande Faye D. À Pozzuoli justement, les conséquences du fascisme et la fin de la Seconde Guerre mondiale ne passèrent pas inaperçues. Il y avait en cette cité une usine de munitions. On la bombarda fort naturellement… et copieusement. Sophia fut elle-même blessée une fois alors que, comme tout le monde, elle accourait sans discontinuer vers un abri de secours. La famille jugea prudent de déménager à Naples. Revenue à Pozzuoli la guerre terminée, la salle de séjour de leur appartement servit alors de bar. Voici le tableau : la grand-mère confectionne une liqueur maison, Romilda joue du piano, la sœur de Sophia chante et… la future actrice se contente, quant à elle, de desservir les tables et de laver la vaisselle. Parmi les clients, une pléthore de militaires américains. Ce fut ainsi : les acteurs ou actrices d’autrefois n’avaient pas besoin, en certains cas, d’apprendre leur rôle. Ce rôle, ils l’avaient, en tout ou en partie, joué dans leur propre vie. Je vous renvoie au documentaire suivant sur la destinée de l’actrice.

 

La ciociara ne signifie pas exactement une paysanne aux pieds nus. Ciòcie tel est l’origine de ce terme. Ou, en clair, la chaussure du berger, formée d’une semelle de bois ou parfois en peau de chèvre, attachée aux pieds avec des lanières. Cette « sandale », Sophia Loren ne parvint pas à la porter au cours du tournage.

La ciocarìa – notez-le ì en plus - c’est aussi la terre des bergers. Cela est devenu le nom populaire donné, à l’ère contemporaine, à une région italienne, des territoires pauvres situés au sud-est de Rome. Au cours du ventennio, le même nom a été imposé à la province de Frosinone par les organisations fascistes locales. Sise entre Rome et Naples, cette province est celle de Vittorio De Sica qui est né à Sora plus exactement. Mais on en retrouve l’étymologie au Frioul également, toute une région du Nord de l’Istrie porte le nom de Cicceria (ou Čičarija en serbo-croate). C’est une région de transhumance pastorale, la terre des bergers (Terra dei Cicci). Giuseppe De Santis, natif de Fondi, dans la province de Latina frontalière à celle de Frosinone, a tourné en Ciocaria un des maîtres-films du néoréalisme, Pâques sanglantes (Non c’e pace tra gli ulivi/Il n’y a pas de paix entre les oliviers – 1950) avec Raf Vallone que l’on retrouve au générique de La ciociara de Vittorio De Sica.

Quand ce dernier reprend La ciociara, sa réputation artistique a sérieusement pris un coup dans l’aile. L’échec commercial d’Umberto D (1952) doit être interprété aussi comme le reflet d’une volonté politique, manifestée par les déclarations bien connues du démocrate-chrétien Giulio Andreotti. Le néoréalisme a fait son temps, semble-t-il. Mais de quel sorte de néoréalisme parle-t-on ? Toute la question est là. Quoi qu’il en soit, excepté L’Or de Naples en 1954, film à sketches sur une cité qu’aime et connaît bien De Sica, les films suivants ne galvanisent ni la critique, ni le public – Stazione Termini (1953) et Le Toit (1956). Ces œuvres demeurent, à mon sens, estimables même si elles n’atteignent pas le niveau des précédentes. Ce qui est grave, surtout, c’est le fait que Vittorio De Sica soit contraint, un temps durant, de figurer comme comédien, ici ou là, au générique de films peu dignes de son talent et de sa stature. Le réalisateur du Voleur de bicyclette se produit dans toutes sortes de productions de second ordre, parfois ce ne sont même que fugaces apparitions symboliques comme dans le dernier film, intéressant celui-là, de l’écrivain-cinéaste Mario Soldati, Policarpo ufficiale di scrittura (1959).  La même année, De Sica fait exception à la règle en incarnant un troublant Général Della Rovere pour l’autre grande figure du néoréalisme, Roberto Rossellini. Il est patent que De Sica rencontre des problèmes financiers et qu’il survit comme il peut. On peut donc affirmer qu’avec La ciociara, Vittorio De Sica n’est plus totalement maître du jeu. Il est resté, en tant que réalisateur, trop longtemps sur la touche. Il ne peut rien risquer. Aussi, aura-t-on beau jeu de critiquer férocement La ciociara à l’aune de ce que furent, après-guerre, Sciuscià et les films successifs. Où sont donc passées ici l’éthique néoréaliste et ses caractéristiques fondamentales ? Où est donc passé ici cette recherche d’une vérité intime, vécue, dépouillée de tout dramatisme appuyé, et, à l’aune de celle-ci, cette compréhension de l’état d’un pays et de l’esprit d’un peuple ?  Bien des aspects sont ici sacrifiés à l’autel d’une émotion recréée et d’un cinéma prémédité … y compris dans la photographie du Hongrois Gábor Pogány, bien trop soigné pour suggérer détresse, misère, violence et instabilité.  On s’interroge souvent sur la contribution de Cesare Zavattini, sa personnalité réelle n’apparaissant pas vraiment, même s’il est clair que La ciociara en dévoile quelques fragments intrinsèques. Le plus bel exemple à inscrire est celui de cette jeune maman que Cesira (Sophia Loren) et Michele (Jean-Paul Belmondo) découvrent dans un village bombardé et dont le bébé a été tué par les Allemands. Elle erre dans les ruines, exhibant un de ses seins et bredouillant, folle de douleur : « Si vous voulez je vous donne mon lait, je n'en ai plus besoin maintenant. Qui veut du lait ? Qui veut du lait ? » [diapo : photo 5] Enfin, si Jean-Paul Belmondo n’est peut-être pas l’interprète rêvé pour incarner l’idéaliste Michele, il le fait sans nulle surcharge, avec toute la tendresse et la distance dont on le sait capable. En dernier lieu, on comprend « l’attendrissement universel » (Freddy Buache) de la réalisation lorsqu'elle témoigne de ces débordements inhérents à chaque guerre : ici, le viol de Cesira et sa fille dans une église, séquence bien surfaite à mon goût. Aucun des conflits armés ne vous laisse certes indemne et il n’y a jamais uniformément des bons et des mauvais. Mais, c’est prendre le parti d’un film qui sous-évalue l’aspect particulier d’une tragédie au profit d’un mélodrame caricatural et sans profondeur. Pour comprendre cette année 1943 en Italie, je vous renvoie, entre autres, à des œuvres réalisées à la même époque comme Estate violenta de Valerio Zurlini ou, dans le genre de la comédie à l’italienne, La Grande Pagaille (Tutti a casa) de Luigi Comencini. On fera remarquer, en outre, qu’au box-office italien, Tutti a casa et La ciociara recueillent tous deux un énorme succès et se suivent au plus haut du classement : au total, 14 millions de spectateurs transalpins ont vu au moins l’un des deux films ou les deux films tout à la fois. Si l’on jette un coup d’œil plus complet sur cette saison 1960-61, on s’apercevra que des films traitant de la Seconde Guerre mondiale comme Sous dix drapeaux de Duilio Coletti et Le Bossu de Rome (Il gobbo) de Carlo Lizzani sont aussi très bien placés. À l’orée des années 1960, le sujet polarise donc l’intérêt du public péninsulaire. S’agissant de La ciociara, mon sentiment plutôt morose ne me conduit pas à fustiger un auteur. Il n’est pas juste d’accabler Vittorio De Sica comme ont pu le faire autrefois certains critiques. Il faut en comprendre les raisons profondes : De Sica n’était pas seul ; d’autres que lui, acceptaient de pareils compromis, devaient en rabattre pour ne pas disparaître. Aussi, le dirai je honnêtement, mais sans méchanceté : je ne regarde La ciociara que très rarement, lui préférant les œuvres de Vittorio De Sica des années 1944 à 1952. Demeure, l’ai-je déjà affirmé que je le réaffirmerai toujours, Sophia Loren qui, passant magistralement du rire aux larmes, de la colère à la douceur et inversement, s’imposera désormais comme l’une des grandes comédiennes de l’histoire du cinéma italien. La ciociara est un film important de ce point de vue. Sophia Loren sera d’ailleurs récompensée au Festival de Cannes 1961 et recevra l'Oscar de la meilleure actrice en 1962.

MS

 

La ciociara. Italie, France. 1960. 101 minutes, Noir et blanc. Réalisation : Vittorio De Sica. Scénario : Cesare Zavattini, V. De Sica d'après le roman d'Alberto Moravia. Photographie : Gábor Pogány. Musique : Armando Trovajoli. Montage : Adriana Novelli. Décors et costumes :  Elio Costanzi. Production : Carlo Ponti, Joseph E. Levine. Interprétation : Sophia Loren (Cesira), Jean-Paul Belmondo (Michele), Eleonora Brown (Rosetta), Carlo Ninchi (Filippo, le père de Michele), Andrea Checchi (un fasciste), Raf Vallone (Giovanni), Emma Baron (Maria), Pupella Maggio (une paysanne), Bruna Cealti (une évacuée), Antonella Della Porta (la mère affolée). Sortie en Italie : 23 décembre 1960. Sortie en France : 17 mai 1961.