Women directors I
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Yannick Bellon (1924-2019) :
Une conscience pionnière
▲ Née Marie-Annick Bellon, un 6 avril 1924, à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), la cinéaste fut initialement monteuse. Elle continua d'exercer ce métier même lorsqu'elle se mit à réaliser ses propres films. Après un an d'études à l'IDHEC (même promotion qu'Alain Resnais), elle donne un premier court métrage Goémons (20 minutes, 1948) qui, en dépit de faibles moyens et de la censure exercée à son encontre, obtient le Grand prix international du documentaire au Festival de Venise. Il s'agit d'un témoignage rare et poignant sur le travail exténuant et les rudes conditions de vie des cueilleurs de goémons - espèce d'algues marines arrachées par la tempête et rejetées sur le rivage - sur l'île de Béniguet (archipel de Molène), dans le Finistère. On se souviendra, bien entendu, du troublant Finis terrae (1928) de Jean Epstein, un des grands muets du cinéma hexagonal. Auréolée par cette récompense, Yannick Bellon peut poursuivre son activité avec régularité. Colette (1951), à présent restauré par le CNC, est encore une œuvre irremplaçable puisqu'elle filme une interview et la visite des demeures de la célèbre romancière, décédée en 1954. De surcroît, le texte du documentaire est écrit par l'auteure du Blé en herbe elle-même. Varsovie...quand même (1955), est une précieuse description d'une ville détruite par la guerre et qu'il faut désormais rebâtir. Le commentaire, lu par l'actrice Maria Casarès, est dû à Henry Magnan, reporter au Monde puis à Combat et que la réalisatrice venait d'épouser en 1953. Avec Henry Magnan, précisément, elle travaille à la réalisation de ses courts métrages suivants : Un matin comme les autres (1956) qui réunit le couple Montand-Signoret et sa sœur, l'excellente dramaturge et comédienne de théâtre, Loleh Bellon, la Marie du Point du jour (1949) de Louis Daquin ; Le Second souffle (1959) et Le Bureau des mariages (1962) d'après Hervé Bazin. Elle adapte également un sujet pour l'enfance, situé en Tunisie, et dont l'inspirateur est l'écrivain Claude Roy, Zaa le petit chameau blanc (28 mn, 1960). Elle assure, tout autant, le montage de quelques-uns des premiers longs métrages de Pierre Kast entre 1960 et 1963 (Le Bel Âge et La Morte-saison des amours notamment) et son activité s'exerce aussi à la télévision : on retiendra surtout son Baudelaire, la plaie et le couteau (1967), brillamment interprété, dans le rôle du poète, par Jacques Roubaud, entouré d'une exceptionnelle pléiade de très grands acteurs : Loleh Bellon, à nouveau, Jean-François Adam, Michel Bouquet, Charles Denner, Serge Reggiani, Michel Simon, Laurent Terzieff... « La réalisation de Yannick Bellon est remarquable parce qu'elle est la poésie mise en images. La solitude aussi. C'est un grand film sur la déambulation nocturne du piéton dandy, dont le portrait obsessionnel comme celui d'un témoin à charge aimante notre attention », s'extasie, à ce propos, Jean-Paul Clébert pour Les Nouvelles littéraires. (14/12/1967).
Lorsqu'au début des années 1970, Yannick Bellon entreprend la réalisation de sa première grande fiction, Quelque part quelqu'un - le film sort, le 18 octobre 1972, dans une seule salle (La Pagode) à Paris -, elle n'est déjà plus une novice, sa maîtrise et son talent sont incontestables. Elle éprouve cependant de réelles difficultés à matérialiser ses projets. C'est pourquoi, elle crée, dans le même élan, sa maison de production, Les Films de l'Équinoxe, qu'elle défendra avec une obstination continue, même dans les instants les plus critiques. Dès ses débuts, et, comme dans ce long métrage inaugural, Yannick Bellon fait la démonstration d'une culture et d'une intelligence multiformes. À ces qualités très personnelles, il ne faut y attribuer nul secret : la cinéaste est la fille de Denise Hulmann-Bellon (1902-1999), prestigieuse photographe proche du mouvement surréaliste, à laquelle d'ailleurs elle consacrera un documentaire remarquable, co-réalisé avec Chris Marker, Le Souvenir d'un avenir (42 mn, 2001). Son père est le magistrat Jacques Bellon, autrefois procureur de Lorient (Morbihan). Un autre homme a, sans doute, joué un rôle important dans l'éclosion de sa personnalité créatrice : son oncle Jacques Brunius (1906-1967), artiste aux dispositions éclectiques, ami proche de Jean Renoir - il fut l'audacieux canotier d'Une partie de campagne (1936) - et des frères Prévert, lui aussi lié aux surréalistes. Sans sous-estimer l'apport d'autres influences, celles-ci peuvent expliquer l'existence heureuse chez Yannick Bellon de facultés mêlant, tout à la fois, réalisme et audace de l'observation sociologique, intimisme psychologique et inspiration poétique. Quelque part quelqu'un - réminiscence d'un poème d'Henri Michaux, Quelqu'un, zut pour les autres/Quelqu'un, zut pour moi... - est un regard lucide sur Paris en voie de transformation, dans laquelle des individus - vous, moi, n'importe qui - qui se croisent et qui s'ignorent, dilapident, dans un sentiment de solitude impuissante, le temps et leurs énergies. La narration est également dévorée par le souvenir du journaliste Henry Magnan, son compagnon, disparu tragiquement en 1965. Loleh, la sœur de la réalisatrice, en est l'actrice principale aux côtés de Roland Dubillard. Son époux, l'écrivain Claude Roy, écrira : « Le film halète comme un coureur, et le spectateur est pris dans son triple mouvement, celui de l'avancée, celui de l'horizontale des rues et de places, et soudain, la fragilité de quelques personnages, leur solitude, leur malheur, ou leur rire, sur fond de métropole et de la constellation finale du film, l'immense galaxie d'êtres, serrés et débordants, le Niagara de la vie. »
Jamais plus toujours (1976), se place cette-fois ci dans l'univers clos, fabuleux et étrange de la salle des enchères de l'Hôtel Drouot à Paris. Celui-ci est justement à la veille de son transfert et promis à rénovation. Il y a là comme une miraculeuse prédestination qui ne fait qu'augmenter le trouble d'un récit qui, à travers la quête d'objets signifiants (un album-photo ou un paravent à miroirs, allusion à l'esprit du théâtre...), met en situation deux générations d'amants. Aux pressentiments et incertitudes des plus jeunes (Bernard Giraudeau et Marianne Épin) répondent, comme en écho, les méditations plus graves de celle de la maturité (Bulle Ogier et Jean-Marc Bory, en duo parfaitement complice). La performance tient au fait que la réalisatrice a su rendre la magie d'un lieu – « j'ai tourné, dit-elle, à la façon d'un documentaire » - sans compromettre, pour autant, la logique et la force secrète des récits particuliers. Comme pour Quelque part quelqu'un, la fiction se meut au sein du documentaire. L'anthropologue Claude Lévi-Strauss - il fait une apparition extrêmement fugace dans le film - affirmera avoir été profondément touché par le « charme mélancolique et le raffinement très subtil de ce poème en images », servi encore une fois par la musique de Georges Delerue. Dernier constat - et non des moindres : Yannick Bellon - à charge contre ceux qui l'auront étiqueté sottement comme réalisatrice féministe (quel regard ou quelle écriture émanant d'une femme ne serait pas inévitablement féministe dans un univers essentiellement machiste ?) - a, très souvent, composé des portraits d'hommes tendrement compréhensifs. En réalité, la réalisatrice questionne - ici, en filigrane ; ailleurs, de façon plus affirmée - le rapport amoureux : n'est-ce pas, avant tout et, surtout, amitié supérieure et sublimée ? Ainsi, entre le couple Claire (Bulle Ogier, admirablement sobre et discrète) et Agathe disparue (Loleh Bellon, tragédienne inoubliable) et le couple Mathieu, le professeur d'histoire (Jean-Marc Bory) et Claire, quelle différence faudrait-il établir ? Semblable désintéressement, semblable complicité et semblable fidélité président à ces affinités électives. Le poète a donc toujours raison : l'homme doit imaginer son rôle autrement parce que « la femme est la couleur de son âme, sa rumeur et son bruit. Sans Elle, il n'est que blasphème. » (Louis Aragon).
Inséré chronologiquement entre les deux réalisations précitées, La Femme de Jean (1974) marque un souci d'ancrage réaliste qui constituera, désormais, la réputation de Yannick Bellon. On ne reviendra pas sur ce film documenté, plus bas, par un beau texte de Claire Clouzot pour Écran 74; il est simplement recommandé de voir, à travers L'Amour violé (1978), le prolongement d'une réflexion plus aiguë, plus dramatique « sur la liberté des femmes, liberté d'être soi-même, de vivre, de dire non. » (Yannick Bellon) Ici, l'acte commis - un viol collectif perpétré contre une jeune femme - est l'indicateur le plus terrible, le plus atroce et le plus sinistre d'une société qui fait du mâle un prédateur incorrigible et de la femme une victime potentielle. À fortiori, la réalisatrice ramène à sa juste place les formes de théâtralisation du viol trop souvent constatée au cinéma. « La femme est le terrain privilégié où s'exerce la violence des hommes », affirme avec véhémence Yannick Bellon. Premier regard féminin sur le viol, le film obtient un retentissement à la mesure de cet événement. En outre, ce sont prioritairement les conséquences d'un forfait qui y sont examinées : la personne humaine maltraitée et avilie dans son intégrité la plus personnelle, affronte hélas l'incompréhension de ses proches qui interprètent les faits en tant que catastrophe et non comme épreuve à franchir. Ce qui ne l'aide guère à surmonter les sentiments de honte, de peur et de rage qui ne cessent de la tirailler. Aussi, doit-on jauger le fait que l'héroïne se décide à porter plainte contre ses agresseurs comme un pas considérable, non seulement pour elle mais pour la cause féminine tout entière. Elle ouvre une brèche dans l'épais cloaque des violences masculines impunies et contribue à la caractérisation qu'en donneront les organisations de défense des droits de la femme. Le viol constitue, en effet, un délit et, à ce titre, il doit être passible d'une peine d'emprisonnement. Yannick Bellon ne pouvait pas laisser son récit dans une tonalité uniment sombre. Refusant les ornières du discours militant, elle cherchait néanmoins à valoriser le courage et la détermination d'une femme - présentement, l'infirmière grenobloise Nicole (Nathalie Nell) - face au mur de l'indifférence et des mentalités rétrogrades. La réalisatrice, conformément à sa philosophie, s'efforce de ne pas la détacher d'un contexte ambiant. Le combat individuel mené par Nicole n'aurait pu s'imaginer dix ans auparavant... Pour qu'une Nicole puisse agir ainsi à ce moment-là, il aura bien fallu que d'autres femmes se soient battues auparavant. Cela ne diminue en rien les mérites de Nicole qui aura inscrit son geste résolu au sein d'un mouvement universel d'émancipation.
La solitude à vaincre et la nécessité de se reconstruire sont encore au cœur de L'Amour nu (1981), le film suivant. Au corps avili (l'amour violé) succède le corps mutilé (l'amour nu). Claire, traductrice-interprète de son état (Marlène Jobert), éprise de Simon, océanographe et défenseur des espèces marines (l'aquarelliste Jean-Michel Folon), découvre qu'elle est atteinte d'un cancer du sein. C'est encore l'image de la femme et le sens profond d'amour – « l'amour plus fort que le handicap physique et que les apparences », dira l’actrice principale Marlène Jobert - qui y sont questionnés. Marlène dira aussi qu'elle signait ici un de ses plus beaux rôles et que la réalisatrice conçut le film « en respirant avec ses propres poumons. » Yannick Bellon anticipait sur son époque. Claire affronte, à travers son expérience personnelle, l’épreuve d’une désaliénation progressive à laquelle toute femme doit se préparer. Il lui faut impérativement déconstruire un schéma de représentation physique imposée de l’extérieur des femmes elles-mêmes. Dans Seins : En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie écrit : « Quant à celles que les circonstances de la vie conduisent dans les salles d’opération pour y subir extraction de tumeur ou ablation, elles éprouvent une expérience puissante de dépossession et doivent ensuite parcourir un long chemin de réappropriation et de réparation. »
Premier regard féminin sur le viol (L'Amour violé), Yannick Bellon le fut aussi pour l'homosexualité masculine. La Triche (1984) est plus audacieux qu'on ne pourrait le croire. La réalisatrice traite plutôt de l'ambivalence qui sommeille en chaque être humain. Yannick Bellon, avec quelques longueurs d'avance, fait la démonstration que ce qui gêne la société n'est pas tant l'homosexualité, du moment qu'elle est traitée à la marge, que le trouble dans les genres. Comment concevoir que Michel Verta (Victor Lanoux), inspecteur de police à Bordeaux, époux honorable et père d'un enfant, puisse s'éprendre d'un jeune musicien homosexuel, pratiquant le rugby (Xavier Deluc) ? Au passage, Yannick Bellon épingle, sans vaine cruauté cependant, les préjugés : Michel aime son épouse (Anny Duperey) qui, de son côté, n'a pas à se plaindre de sa sexualité. Une fois n’est pas coutume, concernant la conception qu'elles nourrissent à l'endroit de l'homosexualité, les femmes ne paraissent ici guère plus compréhensives que les hommes. Nathalie, l'épouse de Michel, irait même jusqu'à tolérer les amantes de celui-ci, de préférence au seul amant qu'il puisse avoir ! De quoi provoquer d'utiles réflexions. Retenons, à propos du film, une des plus belles séquences d'érotisme homosexuel, accompagnée d'O Solitude de Katherine Philips et Henry Purcell, et louons le choix de Xavier Deluc, expression la plus parfaite de l'équivoque, entre douceur charmeuse et fougueuse virilité.
Ce sont encore la solitude et la détresse psychologique, thèmes centraux chez la cinéaste, qui habitent les Enfants du désordre (1989), récit d'adolescents à la dérive d'un centre d'éducation surveillée et qu'elle dédie à son père. Ici, le Théâtre du Fil, créé en 1981, tente une expérience unique. La cinéaste l'avait filmée pour Évasion, un documentaire diffusé à la télévision et qui forme la matière de cette fiction dans laquelle Emmanuelle Béart crédibilise, de manière étonnante, un personnage de fille-mère, prostituée et droguée du lumpenprolétariat parisien. Et pour laquelle, le théâtre et Robert Hossein (dans un rôle qui pourrait être le sien) ne sont pas qu'une planche de salut, mais un chemin de guérison possible. « Je souhaitais consacrer un long métrage au théâtre, mais je n'avais pas d'idée précise. La transformation de ces jeunes par le théâtre m'a fascinée. J'ai foncé au Château de Montlieu (ndlr : le lieu du centre d'éducation surveillée, situé dans les Yvelines). Il me semblait tenir mon sujet », dira Yannick Bellon.
Hymne à la beauté d'une région et de la nature, L'Affût (1992) serait-il, fort involontairement, chant du cygne ? Épilogue imprévisible dans une carrière toute vouée à un cinéma de l'effusion délicate et de la régénération ? Tourné vers Châtillon-sur-Chalaronne, dans le plateau des Dombes, au sein des étangs et d'une faune exceptionnelle, le film engage un pari inhabituel : filmer une contrée, de l'hiver à l'automne, au fil des quatre saisons. Jean Vergier (Tchéky Karyo), instituteur-ornithologue, protecteur fervent des espèces, veut créer une réserve afin de lutter contre ceux qui les massacrent pour s'enrichir. Face à l'adversité - des chasseurs masculins aux vues étroites -, il rencontre une alliée et une compagne, Isabelle Morigny (Dominique Blanc) qui, comme l'actrice qui l'incarne, est de retour au bercail. Jean, ancien légionnaire devenu alcoolique, et Isabelle, mère délaissée, sont, comme les oiseaux et mammifères rares que l'on exécute sans pitié, des cabossés de l'existence. Le combat qu'ils livrent pour le respect de l'environnement est, en même temps, celui qu'ils mènent pour redonner, ensemble, un sens à leur vie. L'Affût est un appel vibrant à une autre façon de concevoir notre rapport aux êtres et au monde. Ce fut un projet pour lequel Yannick Bellon y « fut engagé et en danger sur tous les fronts » (Dominique Blanc) et, dans lequel une connivence régna à chaque stade de sa réalisation, même s'il faut rendre un hommage tout particulier à la photographie d'un des meilleurs opérateurs français, Pierre-William Glenn. Le film connut, hélas, une distribution traîtreusement inopportune (« Le film est mort », dira la réalisatrice) : blessée au plus profond d'elle-même, Yannick Bellon ne s'en remit jamais. Nous voulons croire, néanmoins, que ce film intense, sincère et moderne sera, comme l'indique un des titres de Yannick, le souvenir d'un avenir. Tel le pygargue aux pattes meurtries et qui, par la grâce et les soins attentifs de Jean (Tchéky Karyo), reprend son envol, il est légitime d'espérer que l'œuvre de Yannick Bellon vivra semblable renaissance. ▼
MiSha
Filmographie (longs métrages) :
1972 : Quelque part quelqu'un
1974 : La Femme de Jean
1976 : Jamais plus toujours
1978 : L'Amour violé
1981 : L'Amour nu
1984 : La Triche
1989 : Les Enfants du désordre
1992 : L'Affût
- •▪ « La Femme de Jean », tout tient dans le titre. Ce n'est pas l'histoire de Nadine, mais de comment Nadine, qui se désignait toujours par rapport à son mari Jean et qu'on connaissait en tant que lafemme d'un Monsieur qui s'appelle Jean, devient elle-même...
Ce beau, ce merveilleux film, est le film d'une trajectoire. Le cheminement d'une femme mariée, quittée par son mari pour une autre femme, après seize années de mariage, et qui va, lentement, de la dépendance à l'autonomie. Une courbe ascendante de la névrose à l'équilibre. Ou, si l'on veut, l'histoire de la guérison d'une maladie très banale, très courante, et qui atteint tous ceux qui, en se mariant, oublient de vivre par eux-mêmes et le découvrent au moment du divorce.
La trajectoire correspond au rythme des saisons. Saisons de l'âme et saisons météorologiques. Cela commence à la fin de l'été. Nadine, désespérée, mutilée, ne sait ni se tenir debout, ni dormir seule, ni travailler. Elle est livrée aux somnifères et « aux niagaras qui lui remontent dans la gueule. » (Léo Ferré sait parler des gens qui pleurent comme des bêtes).
L'automne la voit sangloter, debout dans le métro aérien, incapable de se contrôler, de trouver un travail qui corresponde à ses véritables capacités [...]
C'est en automne que trois femmes lui font des sourires très spéciaux qui lui signifient un début d'espoir [...]
C'est en automne que Nadine commence à entrevoir son indépendance en s'attaquant aux problèmes pratiques qu'on laisse en général aux maris : réunions du syndic de l'immeuble, dossiers, impôts. [...]
L'hiver, c'est le retour de l'affect, des affections. Celle de son fils Rémi qui ne l'a jamais quittée mais qui, peu à peu, devient le substitut du mari perdu. Rémi fait sortir sa mère de son aliénation conjugale parce qu'il la traite comme un individu, avec amour et surtout humour, parce qu'il la trouve « baisable, marrante, vivante, belle », parce qu'il dissipe les démons-souvenirs attachés à l'alliance qu'elle porte au doigt, aux photos du passé qu'elle regarde en s'émouvant. David achève le travail de Rémi. David l'«étranger », le géologue itinérant, l'Américain qui est amoureux de Nadine, sans doute le premier amant de Nadine depuis son mariage. Il lui fait oublier l'homme unique, le MARI. Il lui fait découvrir qu'elle peut exister par elle-même.
[...] Et Jean dans tout cela ? Lui qui ouvrait le film avec sa belle amante et que l'on croyait heureux ? (Yannick Bellon) choisit de ne pas montrer Jean dans le détail, mais de simplement indiquer qu'il fait le chemin inverse de Nadine. [...] La Femme de Jean s'attache à montrer celle qu'on a laissée pour compte. Jean, lui, défait sa vie, et, à la fin, il devient LE MARI DE NADINE. [...]
Dans La Femme de Jean, l'adéquation parfaite du style et de l'histoire est égale à celle de Quelque part quelqu'un. Mais alors que les destins parallèles et brisés étaient représentés par d'incessants travellings qui faisaient de Quelque part quelqu'un une grande coulée cruelle, le seul destin de Nadine [...] donne à La Femme de Jean une forme ronde, plus classique, plus retenue. [...]
Cela donne au total un film plus lumineux que Quelque part quelqu'un, au langage plus clair, et s'adressant à un nombre plus grand de gens. C'est aussi que Yannick Bellon ne parle pas d'un cas unique, d'une femme exceptionnelle, mais d'une femme quelconque normale, standard. C'est en cela qu'elle est féministe : parce qu'elle montre aux femmes de partout le schéma d'une libération non pas d'une façon didactique mais d'une façon directe et en faisant de la femme une héroïne positive. [...] Nadine ne doit qu'à elle-même sa libération.
La forme ouverte du film représentant un destin ouvert et anonyme est symbolisée par la plus belle séquence, celle de la fin. C'est là qu'on voit qu'il s'agit non pas d'un couple mais de tous les couples. [...]
Claire Clouzot (Écran, mai 1974)
La Femme de Jean. France, 103 minutes. Réalisation, scénario et dialogues : Yannick Bellon. Photographie: Georges Barsky et Pierre-William Glenn, Eastmancolor. Scripte: Hélène Muller. Musique: Georges Delerue. Lieu de tournage: Paris, Sologne, Venise. Montage: Janine See. Directeur de production: Alain Dahan. Production: Films de l’Équinoxe, O.R.T.F. Distribution: Framo Diffusion. Interprétation: France Lambiotte (Nadine), Claude Rich (Jean), Hippolyte Girardot (Rémi), James Mitchell (David), Tatiana Moukhine (Christine), Régine Mazella (Valérie). Prix spécial du Prix Fémina belge du cinéma 1974. Grand Prix de l’Académie du Cinéma 1974. Coquille d’Argent Festival de Saint-Sébastien 1974. Sortie: 20 mars 1974