Lacombe Lucien
Une histoire française

 

 

 

 Sorti en 1974, le film marqua durablement les esprits et déclencha alors une controverse parce qu'il creusait une brèche - déjà ouverte par le documentaire Le Chagrin et la Pitié (1971) de Marcel Ophuls - dans le mythe construit après-guerre d'une France résistante.
 

https://www.youtube.com/watch?v=BqB0lReS_W4&t=4s

 

 
 
Lacombe Lucien ou la fragilité des engagements 
 
 Dès les premières séquences, on entrevoit la perspective dans laquelle Louis Malle entend situer son film. Nous sommes en juin 1944 dans une petite commune du sud-ouest de la France : un jeune homme accomplit des tâches domestiques à l'intérieur d'un hospice de vieillards. Une des sœurs allume alors une TSF annonçant la causerie d'une des sommités du gouvernement de Vichy, le ministre propagandiste Philippe Henriot. On remarque, au passage, le débit fluide, l'élégance de la phrase et la voix persuasive de cet orateur - « un animal oratoire extraordinaire », selon Robert Aron -, aussi admiré par les thuriféraires du régime que détesté et redouté par ses adversaires, au point qu'il finira par être assassiné le 28 juin de cette année-là. Or, justement, le seul à ne prêter aucune attention à cette allocution, c'est notre héros, Lacombe Lucien. Ce qui attire plutôt sa curiosité c'est, au-dehors, la présence d'un rouge-gorge s'agitant et chantant sur une branche. Le voici, à présent, extirpant de sa poche une fronde de paysan et abattant l'oiseau avec une dextérité remarquable. Le réalisateur et son photographe, Tonino Delli Colli, saisissent cet instant avec une froideur toute calculée. On sent d'emblée le parti pris d'objectivité recherchée afin de ne pas influencer les émotions du spectateur. Au fond, que faut-il déjà considérer à cet endroit du film ? Simplement ceci : la cruauté et les pulsions mortifères sont en chacun de nous et ne concourent pas à la formation d'une pensée. Plus tard, Lucien tue encore un lapin avec une jouissance manifeste. Auparavant, au cours d'une cérémonie processionnelle catholique, Lucien se comporte avec une totale désinvolture à l'égard des rituels du culte. Que faut-il comprendre ? Lucien, futur auxiliaire de la collaboration avec l'occupant, n'a donc, au préalable, rien de l'individu gagné à l'idéologie « Travail, Famille, Patrie » véhiculée par le maréchal Pétain et ses serviteurs. En outre, il ne faut point sous-estimer une situation familiale particulière : Lucien, en manque de père - prisonnier de guerre en Allemagne - et souffrant d'une mère trompant celui-ci avec le propriétaire... Voilà de quoi fouetter une personnalité qui ne demande, par ailleurs, qu'à manifester précocement un besoin de reconnaissance sociale. Et du reste, Lacombe a bien tenté d'entrer en Résistance. Or, le chef de réseau présumé, l'instituteur du village, lui rétorque : « Tu es trop jeune... Le maquis ce n’est pas du braconnage. » On se souviendra du témoignage du célèbre résistant Daniel Cordier, compagnon de Jean Moulin, qui écrit : « Insupportable ségrégation ! Je souhaitais devenir par la guerre, un homme à part entière ! » * On rapprochera, évidemment, cette réaction de celle d'un Lacombe Lucien. À cette exception près, et, de taille, que le jeune paysan de notre film ira s'enrôler chez l'occupant. Le hasard y joue aussi son rôle : une crevaison de vélo, l'heure du couvre-feu survenue, l'arrestation face à l'Hôtel des Grottes - le repaire des affidés de la collaboration - et l'alcool qu'on lui fait boire... 
Pour un semblable sujet, la rencontre Malle-Patrick Modiano fut inévitable... et, du reste, hautement recommandable. Le romancier n'a cessé d'être le dépositaire d'un legs, celui de l'Occupation, qu'une mémoire officielle et tronquée n'aura transmis que sous le couvert d'un mythe fallacieux, celui d'une France unanimement résistante. Comme le réalisateur, Modiano insiste dans Les Boulevards de ceinture (1972) et dans ses deux premières œuvres, La Place de l'étoile (1968) et La Ronde de nuit (1969), « sur la difficulté et la fragilité des engagements dans la France occupée, sur la réversibilité des choix entre Résistance et collaboration. » ** D'autant que ceux-ci sont reliés, d'un côté comme de l'autre, à l'expression d'une forte connotation patriotique. Louis Malle évoque, à ce propos, une histoire de son confrère Jean-Pierre Melville, réalisateur d'un film sur la Résistance, beaucoup plus contrasté et plus complexe qu'à l'habitude, premier hiatus dans l'imagerie d'Épinal trop souvent charriée, L'Armée des ombres (1969). Ce témoignage l'encourage à réaliser Lacombe Lucien. Quel est donc ce récit ? Malle le rapporte ainsi : « Melville était un grand résistant. Un jour, il avait pris le train pour se rendre de Bordeaux à Paris avec un ami. [...] Dans leur compartiment, il y avait un jeune homme. Il leur avait dit qu'il tenait absolument à se conduire en patriote et qu'il allait s'engager dans la Waffen S.S. Il irait combattre les communistes sur le front russe. [...] Avant l'arrivée à Paris, ils avaient réussi à le retourner complètement ; il était entré dans la Résistance et était devenu un héros. » En relatant une telle anecdote, le réalisateur du Souffle au cœur, ne veut pas attribuer au hasard un rôle disproportionné, mais plutôt souligner que, dans cette période, « chaque instant est porteur de possibles contradictoires et opposés :  une situation révèle en un instant la bassesse ou la bravoure, amène la vie ou la mort. C'est cette opacité de l'instant pour chacun, qui peut aller jusqu'au cauchemar, que l'Histoire ne prend pas en compte. » *** Bruno Blanckerman juge, fort opportunément, que cette possibilité ouverte d'un retournement des engagements ne signifie pas cependant et, autant chez Modiano que chez Malle, « confusion des événements ou amalgame des valeurs qui constituerait de fait une réécriture partisane de l'Histoire en faveur des collaborateurs, et les exempterait de toute responsabilité. » Le devoir de mémoire - concept en vogue - s'exerce, bien au contraire, avec une exigence supérieure qui commande instamment la déconstruction d’un mythe qui parasite et simplifie les réalités historiques. Que le film ait pu, en son temps, faire problème montre le caractère largement consensuel des énoncés officiels. Pourtant, en exergue du film, Malle avait pris soin de faire figurer cette phrase de Santayana : « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. »
 
En amont du film : la banalité du mal
 
Lacombe Lucien invite à une saine contextualisation historique. Le film observe d'une manière clinique le destin d'un jeune Français aux racines paysannes et donc provinciales. On comprendra, plus loin, l'importance de ce rappel. Toutefois, si l'on veut insister sur l'exceptionnalité d'une telle œuvre, il faut alors en extraire des significations plus universelles. À ce titre, la décontextualisation s'avère indispensable.
Aurélie Feste-Guidon, auteure d'une thèse sur le film, nous a utilement interrogés sur ce qu'elle a bien voulu qualifier comme l'archéologie d'une œuvre. Nous savons, grâce à ses conversations avec Philip French publiés chez Denoël en 1993, comment le cinéaste a abouti à la genèse de Lacombe Lucien. Indiquant que ses meilleures réalisations ont toujours traversé « un long processus de maturation », Malle rend compte d'une expérience algérienne datant de 1962. D'où ce désir d'adapter, dix ans plus tôt, le roman du général Georges Buis (1912-1998) nommé La Grotte. Vous établirez naturellement des analogies avec l'hôtel évoqué plus haut. Quoi qu'il en soit, c'est en Algérie que Louis Malle rencontre un jeune officier du renseignement chargé de la torture. Cette homme "bon père de famille", qui écrivait régulièrement à son épouse, exécutait ces tâches sans état d'âme particulier. « J'ai pensé que les circonstances qui en avaient fait un tortionnaire, lui un homme ordinaire, valaient la peine d'être examinées », assure le réalisateur. Cependant, la proximité brûlante du conflit l'empêchait d'envisager un tel film. L'intérêt primordial d'une telle épreuve résidait dans le fait que le cinéaste fut, pour la première fois, confronté à l'horrible banalité du mal définie par la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) dans son Eichmann à Jérusalem (1963). Selon cette dernière, la notion de banalité du mal indique que le sujet n'est pas la source même du mal, mais un de ses lieux de manifestation, d'où la nécessité de concevoir sa culpabilité différemment. Car, en ce cas, celui qui se rend responsable de l'horreur ne transgresse pas la loi, il en est, au contraire, l'aveugle serviteur. Primo Levi, quant à lui, éclaire ce concept lorsqu'il décrit ces bourreaux ainsi : « Ils étaient faits de la même étoffe que nous, moyennement intelligents, d'une méchanceté moyenne. Sauf exception, ce n'étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. **** » Ailleurs, dans l'appendice à l'édition française, publiée chez Julliard en 1987, Primo Levi déclarait : « Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas des monstres, c'étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop rares pour être dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires ; les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter. »
Une autre source conduisant à Lacombe Lucien, c'est le Mexique, pays familier du réalisateur, puisque son fils y est né.  Là, le cinéaste va appréhender une réalité qui soulève un scandale dans la presse locale : de jeunes sous-prolétaires des bidonvilles, les halcones, sont entraînés pour briser les manifestations estudiantines. Il décide d'en faire le synopsis d'un projet de film, Le Faucon, dont le héros, Chucho, annonce celui du gestapiste français Lucien. Ce protagoniste « puise donc son origine dans la réflexion de Marx sur le lumpenproletariat, bras armé du fascisme. » (A. Feste-Guidon). Face à l'opposition du gouvernement de Luis Echeverria, Louis Malle doit renoncer à ce scénario. Luis Buñuel, moqueur, lui dit ceci : « Même si vous étiez mexicain, on ne vous laisserait pas faire ce film. Mais qu'un étranger s'attaque à cette histoire, c'est hors de question ! »
Troisième source : la Guerre du Vietnam. En 1969, éclate le scandale de My Lai et s'ouvre alors le procès du lieutenant Calley, accusé de crimes de guerre.  Là encore, c'est la problématique évoquée pour le conflit algérien qui réapparaît clairement. Le réalisateur se montre pourtant réticent. Le sujet est trop actuel. C'est à cette période qu'un souvenir personnel lié à l'Occupation revient hanter le cinéaste. Il y a sans doute aussi la sortie en France du documentaire Le Chagrin et la Pitié qui favorisera cette réminiscence. Diffusion à laquelle d'ailleurs contribuera le cinéaste, propriétaire d'une petite maison de distribution, avec son frère Vincent et Claude Nedjar. On en reparlera plus bas. Toutefois, Malle ne pourra pas utiliser la source mémorielle telle qu'elle car, elle devra faire l'objet d'un film plus intime que le réalisateur tournera en 1987, Au revoir les enfants. Mais entre ce dernier et Lacombe Lucien les liens sont très organiques. Il n'empêche : Lacombe Lucien n'est pas uniquement un film sur l'Occupation, une dimension allégorique sur la valeur idéologique et intellectuelle de l'engagement politique y apparaît nettement. D'où l'impérieuse exigence d'estimer, à sa juste mesure, l'apport scénaristique de Patrick Modiano. Lacombe Lucien est surtout un film de Louis Malle.
 
Lacombe Lucien : la couleur provinciale
 
Louis Malle a souvent situé ses histoires en province. Là, sans aucun doute, tentait-il de saisir avec plus de profondeur une identité française que l'on a parfois tendance à simplifier à quelques chronologies politico-historiques saillantes : l'Ancien Régime, la Révolution française, La Troisième République, la séparation des Eglises et de l'Etat (1905), la Guerre 14-18 .... « Comme si l'histoire n'allait pas jusqu'au fond des âges, comme si préhistoire et histoire ne constituaient pas un seul processus, comme si nos villages ne s'enracinaient pas dans notre sol dès le III e millénaire avant le Christ, comme si la Gaule n'esquissait pas à l'avance l'espace où la France allait grandir [...], comme si croyances autant que langues ne venaient pas vers nous, des siècles obscurs du plus lointain passé... », écrivait Fernand Braudel dans son introduction à L'Identité de la France.
Le réalisateur choisit en conséquence l'univers provincial bourgeois pour mettre en scène deux scénarios au parfum de scandale, Les Amants (1959) et Le Souffle au cœur (1971), tous deux tournés à Dijon (Côte d'Or). Pour Lacombe Lucien comme pour Milou en mai (1989), Louis Malle a choisi le Sud-Ouest. Et, il est évident que cela a son importance, en tant que facteur de différence et de diversité. Cultures, mentalités, habitudes et comportements y sont sensiblement modifiés. Qu'est-ce qui permet, néanmoins, après des siècles de combats, autant confessionnels que politiques, de cimenter l'unité d'une nation ? Dans une période de déchirements hexagonaux comme celle de l'édification d'institutions foncièrement antirépublicaines du régime de Vichy (juillet 1940- août 1944), la France s’était-elle désagrégée ? Si l'Occupation a détruit les organismes démocratiques de la Troisième République et les conceptions progressistes qui lui sont liées, elle n'a certes pas fracturé la cohésion nationale. Qu'allèguent, par ailleurs, vouloir défendre les caudataires du maréchal Pétain. 
L'Eastmancolor de Tonino Delli Colli rend compte justement de l'immuabilité des paysages ruraux de la France intérieure et de son apparente quiétude rayonnante - en juin 1944, le temps est au beau fixe et Lacombe Lucien pédale à grande vitesse sur ces routes désertes, assez tortueuses, à la déclivité moyennement accusée - un plateau calcaire ! Nous sommes dans les environs de Figeac (Lot), à l'origine lieu de refuge fondé par les bénédictins. Cette France provinciale a donc des racines immémoriales. Or, nous savons combien l'idéologie qui préfigure le régime de Pétain véhicule volontiers comme fondement un imaginaire que le mythe de Jeanne d'Arc, la pucelle d'Orléans, a hissé sur des fonts baptismaux : la France dans son intégrité profonde, gauloise et chrétienne, voire catholique. Même s'il faut - nous sommes présentement dans le Sud-Ouest - apporter de sensibles modifications à ce portrait d'une France sublimée. Et, par voie de conséquence, l'arrivée de nouvelles populations, de culture ou de confession différente, sera perçue comme nocive, facteur de déclin d'une identité que l'on ne conçoit qu'irréductiblement figée. Un des précurseurs de la pensée nationale, le romancier Maurice Barrès (1862-1923) écrira dans ses Cahiers : « Qu'est-ce que j'aime dans le passé ? Sa tristesse, son silence et surtout sa fixité. Ce qui bouge me gêne. » D’une pareille considération naît l'idée d’enracinement pérenne. Louis Malle et Patrick Modiano n'ont pas omis de souligner, au travers de certaines scènes, ces sentiments tenaces. François Brigneau (1919-2012), un des penseurs de la droite extrême, et qui, par ailleurs, s'engagea dans la Milice à cette époque-là, ne déclarait-il pas : « Moi, j'aime la France et une certaine France agricole, familiale, artisanale, je n'aime pas la France des villes. » Et, précisément, là où Fernand Braudel recherchait, à juste raison, les origines plus profondes d'une identité hexagonale, Modiano et Malle souhaitent également rappeler la lointaine provenance, ancrée dès le Moyen-Âge, d'un antisémitisme forgé dans les mentalités par le recours d'imageries construites sur le socle des valeurs liées au terroir.  Pour Lacombe Lucien, mais pas uniquement, la famille d'Albert Horn (Holger Löwenadler), grand tailleur parisien, réfugiée de force en province, est forcément « urbaine » et « cosmopolite » donc juive. « Les Juifs étant une race de nomades », selon Edouard Drumont, un des idéologues de l'antisémitisme moderne. 
 
Lacombe Lucien : un personnage ambigu et des séquences significatives
 
L'aspect provincial - rural plus précisément - du film, on le retrouve naturellement dans le personnage de Lacombe Lucien. Avec son accent rocailleux et chantant du Midi, son rire franc, ses réparties spontanées, sa brutalité impulsive et sa cruauté immature, Lacombe Lucien n'a rien d'un protagoniste foncièrement antipathique. Louis Malle l'a consciemment voulu ainsi. C'est aussi ce qui a désorienté une partie du public et de la critique qui s'attendait à ce que l'on montre un milicien sous des traits nettement moins équivoques. Or, toute la dialectique du projet Lacombe Lucien était fondamentalement axée sur l'observation d'un individu complètement vierge idéologiquement et, en conséquence, susceptible d'être entraîné dans des actions dont il ne comprendrait pas la signification profonde. Le réalisateur s'exprime effectivement ainsi : « Je n'ai pas voulu simplifier, je n'ai pas voulu faire seulement le portrait d'un traître. J'ai cherché plutôt à analyser un personnage complexe, dans toutes ses contradictions. » Ce qui ne signifie pas, pour autant, excuser ou justifier les comportements puis les pratiques ignominieuses commis par le jeune milicien. « Je ne pense pas qu'il était moralement conscient de ses actes. Il me semble que c'est peut-être le seul de mes films où j'ai adopté un peu une approche marxiste. Vous savez, la réflexion de Marx concernant les membres du lumpenprolétariat qui collaborent avec les forces de la répression parce qu'ils n'ont aucun bagage politique... », ajoute Louis Malle. Le réalisateur n'adopte pas, pour autant, l’analyse caractéristique des organisations de résistance pro-communiste de l'époque. S'éloignant d'une problématique classiste simplifiée ou d'une construction résistancialiste univoque (selon la formule de François Mauriac, « seule la classe ouvrière aurait été en règle générale fidèle à la patrie profanée »). Il s'attache plutôt à révéler l’infinie diversité de conduite au sein des couches privilégiées. La séquence où les miliciens pénètrent, au moyen d'une ruse classique, dans la luxueuse demeure du docteur Vaugeois illustre la réalité d'une France certes divisée, mais encore rassemblée face à l'ennemi héréditaire, le « boche ». Là, les agissements et comportements des miliciens diffèrent suivant les hommes, révélant des motivations diverses chez chacun d'entre eux. Jean-Bernard (Stéphane Bouy), au moyen du souvenir (Il a connu un des fils Vaugeois, excellent tennisman), comme Faure (René Bouloc) font appel aux sentiments de solidarité de classe des Vaugeois (Celui-ci assène exactement ces phrases : « Un homme comme vous, travailler avec les terroristes cela me dépasse ! Le bolchevisme en France, c'est ça que vous voulez ! »). Lacombe Lucien se fiche, en revanche, de comprendre ce que sont les communistes ou les gaullistes. Il extériorise, en revanche, une rage toute contrôlée - que l'on verra se manifester également chez les Horn, famille juive d'une condition sociale aisée - à l'égard des Vaugeois et surtout de son égal en âge, le fils à papa terrifié, auteur d'une maquette de bateau que Lucien démolit allègrement. Concernant l'expression de la violence et de l'oppression dans le film, il n'est peut-être pas inutile de souligner l'apport personnel de Patrick Modiano. Dans ses premières ébauches, le cinéaste avait envisagé des séquences d'une plus grande brutalité. « La scène où Lacombe rend visite à son ancien instituteur Peyssac était au départ une véritable scène d'humiliation, et l'instituteur finissait par être tué ensuite au cours de son arrestation à Souleillac, devant un Lacombe, fier de sa trahison, qui adressait aux villageois un sourire de défi. » (Olivier Rocheteau, dossier complémentaire au texte intégral publié chez Folio plus). Dans le film, Lacombe Lucien semble donc tiraillé par des sentiments contradictoires. La scène chez le docteur Vaugeois mettait en relief le viol d'une jeune fille de la famille. Le travail de Modiano conduit à diminuer le poids de la violence explicite afin d'explorer le versant menaçant et insidieux de l'oppression. La force de celle-ci, pour être moins frontale, en est toutefois plus rémanente. De plus, elle oblige le spectateur à interpréter ce qui se déroule devant lui. Tout ce qui se passe dans chaque séquence (gestes, mouvements, déplacements, échanges) se charge d'un poids de virtualités signifiantes. 
Nous souhaiterions, à cet effet, analyser le « chapitre », section 21 (environ 60 minutes après le démarrage du film) dans le scénario Lacombe Lucien publié chez Folio, dans lequel apparaît un Lucien entrant en force chez les Horn pour offrir, en guise de cadeau, à la fille du maître de maison une caisse de bouteilles de champagne. Notons, au préalable, le fait paradoxal que constitue un Lacombe Lucien partageant ses journées entre la résidence cossue de la Gestapo française, où s'ordonne la mise en coupe réglée de la population juive et la chasse au résistant, et l'appartement retiré d'une famille juive. On va s'apercevoir que le logement des Horn - huis clos manifeste de l'inexplicable et de l'étrange - constitue le centre de gravité du film. Lieu où l'éventuel didactisme et/ou le caractère extérieurement réaliste du film s’épuise pour atteindre à ce qui ne peut se formuler rationnellement. Lacombe Lucien, France Horn et le père Albert Horn, tous révèlent une part plus complexe de leurs personnalités. Seule, la grand-mère, grande muette du film, magnifiquement incarnée par l'immense brechtienne Teresa Giehse, semble monolithique, cloîtrée dans son hostilité indéfectible au nazisme et à ses collaborateurs. Les relations entre la fille, France Horn/Aurore Clément, son père, Albert/ Holger Löwenadler et Lucien s'établissent d'une manière complètement ambiguë. Albert Horn agit constamment avec prudence et diplomatie.  Il invite le jeune milicien à dîner avec eux et accepte de boire un champagne que sa fille croit pouvoir critiquer (« Il est tiède et ce n'est pas une bonne année. ») France est, à la fois, amusée, intriguée, attirée et fascinée par l'animal Lacombe Lucien. Il y a une complicité entre elle et le jeune homme lorsque celui-ci adopte à l'égard de son père un ton plus familier. Le père souffre sans doute, mais il estime plus raisonnable de préserver de bonnes relations avec Lucien. À maintes reprises, le côté paysan de Lacombe n'échappe pas à la famille Horn : à table, il avale sa soupe la tête dans l'assiette et la fille comme le père l'observent avec étonnement. Ensuite, il parle de l'un de ses chefs, l'aristo décadent Jean-Bernard de Voisins, comme s'il s'agissait d'un patron de ferme (Le "Monsieur Jean-Bernard" irait jusqu'à ressusciter un ordre social pluriséculaire). Lacombe emprunte, par ailleurs, à Jean-Bernard le terme "chérie" qui sonne de façon dépersonnalisée dans sa bouche. Et qu'il emploie, à l'égard de France, comme marque d'une différence de classe qu'il souhaite combler. Il imite en cela les rapports qu'entretient son supérieur hiérarchique à l'égard de la starlette Betty Beaulieu (Loumi Jacobesco). Curieuse, France demande finalement à Lucien ce qu'il faisait avant d'être milicien. Ce dernier tente de lui faire croire qu'il était étudiant. Elle esquisse un sourire discrètement insolent et lui demande alors : « Étudiant en quoi ? » Ce qui met en furie Lucien qui s'écrie d'une humeur orageuse : « Vous savez que moi je peux tous vous faire arrêter ! » Le père Horn calme le jeu et demande à France de se taire. Celle-ci s'étonne que son père ait peur de Lacombe Lucien. Le jeune homme répond, à nouveau, sur un ton qui exige la crainte, comme lorsqu'auparavant il signifiait à Albert Horn que son pantalon-golf ne lui plaisait pas tant que cela (Un « pas tellement » menaçant). L'intimidation est une des caractéristiques de l'attitude d'un Lucien qui éprouve un sentiment de satisfaction mêlé de fierté face à l'effectivité de son pouvoir. En même temps, comme chez les Vaugeois, Lacombe Lucien, modeste paysan sans éducation, fait inconsciemment ressurgir une frustration et une rancune à l'égard des catégories privilégiées. L'épisode suivant nous permet d'assister à une autre preuve de cette volonté d'extérioriser une autorité encore toute récente. Mais, il y a, dans ces scènes, un fait nouveau : le jeune gestapiste entre en conflit avec un propriétaire parfaitement discipliné et acquis au régime maréchaliste. Ce dernier manifeste, sans ambages, une xénophobie virulente. Annonçant une hausse du loyer, le personnage dit ceci à Albert Horn : « Je prends assez de risques comme ça en vous ayant sur le dos... D'ailleurs personne ne vous retient... La France n'est pas un hall de gare. » Mais, alors qu'il essaie de citer une phrase du maréchal Pétain, Lacombe rappelle qu'un de ses chefs, Tonin (Jean Rougerie), le surnomme "Le Vieux Cul". Outré, le notable rétorque : « Très drôle ! Monsieur est votre invité ? » À ce moment précis, Lucien se lève et braque son revolver sur ce dernier en s'exclamant avec l'accent inimitable du Midi, « Police allemande ! » Du coup, l'homme, pris au dépourvu, se retournant face à la porte de sortie, murmure à Horn : « Vous recevez des gens de la Gestapo ! Bravo ! » On a là un aperçu des contradictions dans lesquelles une catégorie de la population française était enfermée. Antisémitisme et anti-germanisme primaires se côtoyaient de façon conséquente. Était-ce surprenant ? Non, car c'était ce que la droite la plus traditionnelle n'avait cessé d'enseigner dans l'entre-deux guerres. Autre exemple : la réaction démentielle de Marie (Cécile Ricard), la serveuse de l'hôtel des Grottes, jalouse de France et qui hurle : « Aubert m’a dit que c'est la fille d'un Juif ! Elle n'a pas le droit de venir ici ! » À vrai dire, Marie, d'une condition sociale plus proche de Lucien, est ulcérée parce que France, en dépit d'une judaïté indubitable, est une citadine raffinée, belle et élégante aux habitudes de vie bourgeoises. Ce qui lui vaut toutes les attentions et toutes les invitations des fidèles maréchalistes du village et... surtout l’amour de Lucien ! Cette Marie qui, quelques jours auparavant, enjoignait à Lucien de ne plus se commettre avec la Milice car, de toutes les façons, l'Allemagne perdrait la Guerre. Une réflexion supplémentaire que l'on pourrait émettre, elle aussi susceptible d'utiles prolongements historiques et politiques : les milieux de la collaboration sont décrits ici comme éclatés en tendances variées et seuls des esprits mal informés pourraient les croire homogènes. En tout état de cause, Lacombe Lucien ne peut en aucune manière être assimilé à un de ces courants : sa singularité et son mystère sont entiers. Est-ce la raison pour laquelle France éprouve une attirance irrésistible envers lui tandis que le père de celle-ci ne parvient pas à le détester tout à fait ? À travers la famille Horn, Louis Malle et Patrick Modiano ont surtout éprouvé la nécessité de décrire l'évolution d'une famille d'émigrés juifs. « C'était passionnant de montrer une famille juive à trois niveaux différents d'assimilation. La grand-mère, qui a passé presque toute sa vie dans un ghetto de l'Europe de l'Est, est complètement déphasée dans cet environnement rural français. Son fils est devenu un tailleur parisien prospère, mais son accent et son comportement appartiennent encore à la Mitteleuropa. Sa fille, qu'il a appelée justement France, est quant à elle parfaitement parisienne », explique substantiellement le réalisateur. Il s'agit, sans l'ombre d'un doute, d'un cas non exceptionnel. La volonté d'intégration de cette famille juive est, en ce sens, exemplaire. Or, non seulement l'occupant allemand, mais aussi les autorités françaises de Vichy, et, de façon anticipée, vont mettre en œuvre une politique franchement antisémite. Le 22 juillet 1940, le ministre de la Justice, Raphaël Alibert, crée une commission pour la révision des naturalisations. 15 000 réfugiés, dont environ 40 % de Juifs, perdent ainsi la nationalité française. « Bien avant que l'Allemagne fasse la moindre pression, le gouvernement de Vichy institue avec le numerus clausus un système d'exclusion » à l'égard des Juifs, écrit, dans un ouvrage désormais célèbre et publié précisément à cette époque, l'historien américain Robert O. Paxton (in : La France de Vichy, Editions du Seuil, 1972). Dans ces conditions, comment ne pas comprendre la réaction de France Horn, brisée et en larmes, après l'épisode, précédemment cité, de la serveuse jalouse ? S'agrippant à Lucien, telle une naufragée, France lâche, excédée : « Lucien... J'en ai marre d'être juive ! » Ceux qui auront attentivement regardé cette séquence auront remarqué les marques d'empathie manifestées par Hippolyte, le milicien noir (Pierre Saintons). À propos de la présence de ce personnage, Louis Malle raconte cette anecdote : « J'avais appris, au cours de mes recherches, que deux des tortionnaires de la Gestapo de Bordeaux étaient des Martiniquais. [...] L'un d'eux avait sa famille en France et tout le monde crevait littéralement de faim ; finalement, ils sont entrés dans la Gestapo [...] J'en avais discuté avec Modiano et nous en étions arrivés à la conclusion suivante : Ce n'est pas parce que c'est un fait réel qu'il faut le mettre dans le film, mais parce que c'est extrêmement dérangeant. » Du reste, dans le film, Hippolyte est le meilleur ami de Lacombe parce que leurs situations respectives offrent bien des similitudes. En second lieu, cette présence a le mérite de questionner les spectateurs. 
« Avec Lacombe Lucien, c'était la première fois que je réunissais un casting où pratiquement personne n'avait la moindre expérience du cinéma », confirme Louis Malle. Même des comédiens chevronnés comme Holger Löwenadler ou Teresa Giehse ne sont pas des acteurs de cinéma. Aujourd'hui, avec le recul du temps, on constate que les débutants Pierre Blaise - décédé trop tôt d'un accident de voiture - et Aurore Clément n'auront guère fait mieux. Lacombe Lucien c'est eux. Confirmant en cela l'éthique d'un Robert Bresson : un interprète n'est jamais que le protagoniste adéquat d'un seul film. On se reportera avec profit au livre, Conversations avec... Louis Malle de Philip French, dans lequel sont narrées les recherches patientes et minutieuses du réalisateur afin de débusquer "l'oiseau rare" capable d'incarner Lacombe Lucien. 
 
Littérature et cinéma : l'heureuse conjonction Malle-Modiano
 
Nous avons souligné plus haut la contribution décisive du romancier Patrick Modiano à l'élaboration et à la réussite du film. Loin d'amoindrir le rôle joué par le cinéaste, celle-ci lui a permis, au contraire, de transformer un projet excitant en véritable inspiration poétique. « C'était un scénario difficile et, sans Patrick Modiano, je n'en serais pas sorti. Il est venu avec son monde à lui, son instinct des situations troubles, un regard exercé sur les zones d'ombre de l'Occupation. Avec lui, les personnages ont pris corps, et le récit a gagné une épaisseur et une sinuosité qu'il n'avait pas », avoue Louis Malle. ***** Le scénario doit donc s'écrire et bien s'écrire. Le travail d'écriture, quelle que soit sa particularité, projette dans des frontières précises le film concret. Mais, il n'en limite pas, pour autant, la dimension créatrice et les vertus de l'imagination. Il en décuple précisément des potentialités insoupçonnables. En ce sens, la coopération Malle-Modiano constitue un exemple référentiel de fusion entre une idée cinématographique osée - le réalisateur nous y a habitués - et un univers littéraire aux résonances inépuisables - celui du romancier. Si Louis Malle a choisi de ne pas travailler en partenariat avec des studios, c'est pour s'extraire des contraintes usuelles qui auraient amoindri la libre expression d'un exercice artistique qui décrit, avec témérité, « l'itinéraire d'un jeune antihéros qui, piégé par les circonstances imputables au monde des adultes, se retrouve sans le vouloir dans l'identité d'un traître. » (In : B. Blankerman, op. cité). Pour ces raisons-là, Lacombe Lucien ne fonctionne ni comme un film à caractère historique, ni non plus comme un film idéologique. Si la ligne narrative n'exclut pas une rigueur d'entomologiste, elle ne se soumet nullement à ce seul impératif. A l'histoire ou à la sociologie cherchant à synthétiser un travail de recherche, le film oppose la claire volonté d'opacifier les situations et les personnages. Le scénario, aussi précis qu'il puisse apparaître, ne bride jamais l'indétermination propre à toute œuvre réellement romanesque. « Dès l'écriture se fait sentir l'envie de conserver une ligne narrative tout en déjouant les pièges de l'explication : de là, une place singulière laissée à l'ellipse, espace silencieux où l'imaginaire du lecteur et du spectateur peut et doit s'immiscer. » (O. Rocheteau, op. cité). En conformité avec une telle logique, la fin du film, située en pleine nature, expose, ombrageux et songeur, le visage éclairé de lumière de Lacombe Lucien. Apparaît en surimpression les lignes suivantes : « Lucien Lacombe fut arrêté le 12 octobre 1944. Jugé par un tribunal militaire de la Résistance, il fut condamné à mort et exécuté. » Qui est-il donc ce jeune paysan ? L'adolescent Lucien le sait-il lui-même ? Louis Malle et Patrick Modiano laissent la question en suspens. L'exergue du film prend, à cet instant précis, son vrai sens. L'aventure de Lacombe Lucien ne cesse, au fil du temps, d'épaissir l'énigme sans obscurcir pour autant notre entendement. Cependant, l'hésitation demeure comme lorsque France, le corps nu et mouillé, sortant d'un cours d'eau, une pierre à la main, la tend vers Lucien. La lui jettera-t-elle à la face ? Accablerons-nous, à notre tour, le seul Lucien ou nous suffira-t-il d'observer, d'un œil critique, l'imposture d'une génération égarée dans les méandres de la collaboration ? La réponse appartient à chacun d'entre nous, en son âme et conscience. 
 
Lacombe Lucien en son temps
 
Comment Lacombe Lucien a-t-il été compris et accueilli en son temps ? Ou, plutôt, comment le film pouvait-il être correctement compris et accueilli à cette époque-là ? ****** Car, un début de remise en question d'un imaginaire, largement construit autour du mythe résistant, vient à peine de s'esquisser avec le documentaire Le Chagrin et la pitié (1971) de Marcel Ophuls. Dans le domaine de l'édition, un même mouvement s'ébauche avec la publication d'un ouvrage fort discuté de Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944. Évidemment, la disparition du général De Gaulle, symbole incontesté de la résistance à l'occupant, n'est pas totalement étrangère à ce phénomène. Mais, il faut lier ces événements à la levée de la censure politique initiée par les Etats généraux du cinéma de décembre 1968 et les lois d'août 1974. Plus tard, la loi du 3 janvier 1979 va permettre un accès plus facile aux archives françaises. 
En fait, dès l'Occupation, le Front national des cinéastes résistants s'érigea en censeur de la profession. Ainsi, à titre d'exemple, Le Corbeau (1943) d'Henri-Georges Clouzot fut l'objet d'une censure à la Libération. Ses auteurs furent frappés, sur le moment, d'une interdiction de travail à vie, levée quelques années plus tard. On saisit, à travers cet exemple précoce, les enjeux auxquels désormais le cinéma d'après-guerre fut donc soumis.  « En même temps qu'elle purge les écrans de l'idéologie vichyssoise, la censure de la Libération révise l'Histoire, renouant avec les pratiques anciennes de la damnatio memoriae, ses traîtres débaptisés, ses criminels privés de nom, ses vaincus rayés des mémoires. » ******* Un des exemples les plus couramment rappelés est celui de la suppression d'un képi de gendarme surveillant le camp de déportés de Pithiviers dans Nuit et Brouillard (1956) d'Alain Resnais, un des rares films abordant, au cours de cette période, le drame de la Shoah. Sylvie Lindeperg poursuit : « Le cinéma institutionnel cicatrise les blessures narcissiques de la nation. Il réinscrit la Seconde Guerre mondiale dans la grande tradition d'une France victorieuse sur l'ennemi d'Outre-Rhin. Il érode les singularités du conflit et tente d'effacer des mémoires le régime de Vichy. » (op. cité)
Au début des années 1970, un tournant s'amorce donc avec la sortie du documentaire historique, Le Chagrin et la Pitié. Produit par André Harris et Alain de Sédouy et réalisé par Marcel Ophuls, le film fut initialement prévu pour la télévision. D'une durée de 251 minutes, celui-ci décrit la vie quotidienne d'une ville de province sous l'Occupation, en l'occurrence Clermont-Ferrand. Ici, la tentative de démythification est claire. Et n'obtient pas l'acquiescement des autorités de tutelle. Simone Veil, membre du Conseil d'administration de l'ORTF, s'oppose à son achat, à un prix qu'elle juge exorbitant, et reçoit l'assentiment de ses collègues. Cela peut constituer une surprise dans la mesure où celle-ci est une rescapée des camps de la mort. Dans son livre de souvenirs, l'ancienne ministre de Giscard d'Estaing dira du film qu'il était « injuste et partisan » et qu'en outre, « il ne nous épargnait aucun raccourci mensonger. Ainsi, la ville de Clermont-Ferrand, où un grand nombre d'étudiants avaient rejoint la Résistance [...] était présentée en exemple de la collaboration universelle ».  Simone Veil estimait que le film était un modèle de version simplificatrice de l'Occupation. Pourtant, elle offrait, à son tour, un point de vue fort simplificateur du film d'Ophuls. À ce titre, nous aimerions conseiller à nos lecteurs l'ouvrage de John Sweets, Clermont-Ferrand à l'heure allemande, paru chez Plon en 1996. Selon Robert O. Paxton, cette étude repose sur un admirable travail de recherche dans les archives françaises et allemandes. Elle essaie de prouver que dans cette ville industrielle (les usines Michelin), l'opinion n'a jamais soutenu majoritairement Vichy. Comme souvent l'interdit provoquant l'information et la publicité, Le Chagrin et la Pitié, soutenu par les frères Malle en particulier, va provoquer l'intérêt du public lors de sa diffusion en salles. 
Trois ans plus tard, sort Lacombe Lucien. Louis Malle rappelle : « Après ce film (Le Chagrin et la pitié), je me croyais à l'abri. Puisqu'Ophuls avait parlé ouvertement de la collaboration, je pouvais maintenant traiter le sujet sous la forme d'une fiction. » Hélas, le cinéaste se trompait. Le film d'Ophuls, constitué de documents et d'interviews, avait le poids que confère le fait de traiter d'individus et de choses réels ; d'un autre côté, Lacombe Lucien, bien qu'inspiré par la réalité de l'époque relatée, était essentiellement une fiction. Et, de fait, le cinéaste et son scénariste risquaient fort d'être incompris. Après un premier accueil favorable (janvier - début février 1974), la polémique enfle, par étapes successives. « Le passage du concert de louanges à la disharmonie de la controverse est frappant », écrit A. Feste-Guidon (thèse citée plus haut). Quand Lacombe Lucien sortit en salles, il obtint d'abord la faveur des critiques. Puis une polémique éclata. Pierre Viansson-Ponté dénonça, dans Le Monde, où son confrère Jean de Baroncelli avait crié au chef-d’œuvre, « l'invasion de l'écran par des personnages médiocres, stupides, lâches ou affreux et l'image de la France occupée, veule ou sinistre », et il soupirait : « Cette fois De Gaulle est bien mort ! » Il ne croyait pas si bien dire. D'autre part, il renchérissait sur un article de Martin Even, lui aussi paru dans Le Monde, et qui réduisait le film à une mode rétro en vogue dans le cinéma de ces années-là. Or, précisément, Lacombe Lucien se défendait, avant tout, d'être une simple reconstitution formaliste. Ce qu'il faut noter, et, comme le signale opportunément Sylvie Lindeperg, « l'ère giscardienne marqua résolument le déclin de la mémoire morale au profit d'une mémoire esthétique (G. Namer). » Cependant, à y regarder d'un peu plus près, quelques films, et non des moindres, déjouèrent ces pièges pour accéder à un autre regard sur cette période de l'Histoire. Nous citerons pêle-mêle, et, bien que ces films soient très différents les uns des autres : Les Guichets du Louvre (1973) de Michel Mitrani, Les Violons du bal (1973) de Michel Drach, Stavisky (1974) d'Alain Resnais, Section Spéciale (1975) de Costa-Gavras, L'Affiche rouge (1976) de Frank Cassenti, Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey...
Mais, en définitive, l'incompréhension momentanée à laquelle Lacombe Lucien fut alors confronté s'explique par deux aspects essentiels. Qui, d'autre part, se situent dans le prolongement l'un de l'autre. Le caractère allégorique du film fut constamment sous-estimé : Lacombe Lucien ne devait surtout pas être envisagé sous l'angle d'une description la plus équilibrée possible sur la période de l'Occupation. Louis Malle déclare effectivement ceci : « Ce qui fait la force du film, et qui fait que la controverse n'a été, en somme, qu'une série de malentendus, c'est qu'en décrivant les personnages et les événements, Lacombe Lucien révèle les contradictions inhérentes à cette période. Par exemple, dans cette région du sud-ouest où résistance et collaboration furent choses courantes, le film a été totalement accepté. [...] A l'étranger, on l'a pris pour ce qu'il était : une réflexion sur la nature du mal. La controverse se situait du côté des intellectuels et des hommes politiques français. » Marcel Ophuls, lui-même, alors qu'il venait de réaliser le premier film sur cette époque longtemps demeurée taboue, fut choqué et n'adhéra pas au propos de Lacombe Lucien. Peu surpris, Louis Malle confirmait : « Le Chagrin et la Pitié est un film idéologique. [...] Il cherchait à prouver quelque chose et à dénoncer la collaboration. Il portait un jugement moral. [...] Je voulais aller au-delà. Les films d'Ophuls et le mien fonctionnent sur des bases très différentes. » (L. Malle/Ph. French : op. cité).
Second aspect conséquent : dans un pays traversé par des dilemmes idéologiques cruciaux voire critiques (la fièvre hexagonale, selon Michel Winock), Lacombe Lucien, être instinctif et purement opportuniste, ne se conçoit même pas. C'est naturellement parce qu'il offre une image de l'humanité tout à fait détestable. Alain Ferrari écrit justement : « Car, la lutte idéologique qui gronde autour de lui ne semble guère le marquer : elle n'en cause pas moins, en son âme frustre, les pires ravages. Lucien : un bloc de nuit au cœur du jour, une poche vide dans la plénitude du réel. » (A. Ferrari : Filmer l'ennemi, livret Lacombe Lucien).
Vous comprendrez pourquoi notre titre est ambigu. Fallait-il y rajouter un point d'interrogation ? Certes pas. Car, il s'agit, sans coup férir, d'une histoire française. Aujourd'hui, se projettent sur la scène du monde, ombres funestes et destructrices, des histoires françaises qui aboutissent en d'autres contrées... et s'abîment, en retour, chez nous. Leurs anti-héros, Français eux aussi, n'ont plus, tout à fait, les mêmes noms, ni les mêmes origines qu'un Lacombe Lucien. Mais le drame demeure le même. Lacombe Lucien, un récit d'hier pour aujourd'hui.
 
MiSha 
 

* D. Cordier : Alias Caracalla, Gallimard, 2009. 
** B. Blankerman : Lire Patrick Modiano, Armand Colin, 2009. 
*** L. Malle/P. Modiano : Lacombe Lucien, texte intégral+dossier par O. Rocheteau, Folio plus, 2008.
**** P. Levi : Se questo un uomo, Giulio Einaudi, Torino, 1958.
***** Louis Malle par Louis Malle, Éditions de l'Athénor, 1978.
****** Sous le titre, Le Triomphe de l'ambiguïté, Michel Capdenac écrivait dans La Minute de vérité : « Le temps de l'occupation est en passe de devenir la résidence secondaire des bonnes consciences et des esprits confus. La distance suffit apparemment à accréditer n'importe quelle affabulation. Plus c'est énorme, indécent, scandaleux, mieux ça prend. Patrick Modiano, compère de Louis Malle, se défoule de ses complexes et se débarrasse d'un père encombrant en le vautrant, par l'imagination, dans le cloaque d'une époque qu'il n'a pas connue. On tue son père comme on peut. » Il achève le film de cette manière : « Et tout cela, bien sûr, n'a rien à voir avec l'idéologie. Louis Malle nous dit de Lacombe Lucien : "avec son amoralité candide et son appétit de vivre en ignorant toute idéologie, le Lucien Lacombe de 1944 est un jeune homme d'aujourd'hui." Loin de nous donc l'insidieuse idéologie de la réhabilitation des lampistes, de la réconciliation nationale, de la confusion des valeurs ! Regardons l'Homme, nature, cette nature humaine pareille à la langue d'Ésope et dont l'exploration est plus instructive que les partiales dissections de la dialectique qui nous ramène à tout propos à des notions de classes dépassées ! » (In : Écran, mai 1974). On fera remarquer que Louis Malle prétendait, pour sa part, avoir réalisé, avec Lacombe Lucien, un film tendanciellement marxiste. Ici, les notions de classes, pour aussi réelles qu'elles puissent être, ne se manifestent jamais sans paradoxes ou contradictions. Le ressentiment de classe ne peut être confondu avec la conscience de classe.  Le Lacombe Lucien de Malle et Modiano en est un exemple fort cohérent. Il ne s'agit donc pas d'une affabulation même s'il serait risqué d'en décréter sa réalité concrète. Louis Malle l'a expliqué lui-même, en affirmant qu'il n'avait pas voulu faire un film réaliste ! « Et ce qui m'a beaucoup étonné, c'est que, favorables ou défavorables, les réactions à l'égard du film se sont faites par rapport au réalisme d'un propos qui ne l'était pas ! Nous n'avons par exemple jamais entrepris un travail de reconstitution historique précise comme nous l'avions fait pour Le Voleur, et attaquer ou louer le film dans cette optique est pareillement déplacé... », déclarait-il à Guy Braucourt. (Propos recueillis en mars 1974) 
******* S. Lindeperg : Les Écrans de l'ombre, la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français, Éditions du CNRS, 1997.

 

 

 Lacombe Lucien. France/Italie/Allemagne. 1974. 137 minutes. Production : L. Malle, Claude Nedjar. Nouvelles Éditions de Films/UPF (Paris), Vides Film (Rome), Hallelujah Films (Munich). Réalisation : Louis Malle. Scénario : L. Malle, Patrick Modiano. Photographie : Tonino Delli Colli (Eastmancolor). Montage : Suzanne Baron. Direction artistique : Ghislain Uhry. Costumes : Corinne Jorry. Son : J.-C. Laureux. Musique : Django Reinhardt et le Hot Club de France, chansons d'André Claveau et d'Irène de Trébert. Interprétation : Pierre Blaise (Lacombe Lucien), Aurore Clément (France), Holger Löwenadler (Albert Horn), Teresa Giehse (la grand-mère), Stéphane Bouy (Jean-Bernard), Loumi Jacobesco (Betty Beaulieu).